La Bibliothèque du Trichoptère

[Communication au colloque Le Temps exposé. 2, Nîmes, École supérieure des beaux-arts, 9-10 avril 2013. Publié in Temps exposé. Histoire et mémoire dans l’art récent, sous la dir. de Natacha Pugnet, Nîmes, École supérieure des beaux-arts, 2015.]

La Bibliothèque du Trichoptère est le fruit d’une recherche documentaire de longue haleine, entreprise par Hubert Duprat en marge de son travail d’artiste. Elle est venue se greffer, de façon inattendue, sur l’œuvre quelque peu emblématique grâce à laquelle l’artiste s’était fait connaître dans le milieu de l’art, et bien au-delà, à savoir les tubes précieux qu’il fait réaliser par des Trichoptères depuis le début des années 1980. (En 1983, il a même déposé un brevet à ce sujet !). On ne doit pas se méprendre en la matière, l’œuvre de Hubert Duprat ne se réduit pas au Trichoptère, et le fait qu’on lui réclame encore et toujours d’exposer ses petits aquariums (dans lesquels les larves charrient leur fardeau de bijoutier), dans l’ignorance parfois du reste de son œuvre, a même fini par l’agacer quelque peu[1]. Quoiqu’il en soit, parallèlement à son travail d’artiste, et à ce détournement du savoir faire d’un petit animal qui n’avait eu en rien, jusqu’à présent, les honneurs d’une présence dans le champ artistique, il a éprouvé le besoin de se documenter sur le Trichoptère. Ce faisant il a rapidement découvert, non sans surprise, que d’autres avant lui – Miss Smee, par exemple, dès 1863 – avaient réalisé des expériences in vitro. Il aurait pu laisser caché ce camouflet à la primauté de ce qu’il croyait être son invention ; il n’en a rien fait ; il a développé toute une enquête. Pris au jeu, et sans plan préconçu, il a d’abord photocopié des passages, des pages, des reproductions, puis, mesurant que l’achat de reproductions auprès de bibliothèques lui revenait parfois plus cher que l’achat des originaux, il a commencé à acquérir systématiquement tout ce qu’il trouvait sur les Trichoptères. Pour réunir sa documentation, il est entré en contact, directement ou par correspondance, avec de nombreux scientifiques et a visité maintes bibliothèques. Il a rencontré sur son chemin des musées qui l’ont précédé : celui de Moretti à Pérouse, ou celui d’Isao Yokota, à Iwakuni, au Japon…

Ainsi donc est née une impressionnante trichoptérothèque, obsessionnelle et compulsive, multicolore et étrange, une bibliothèque vertigineuse que nous avons présentée pour la première fois, publiquement, sous la fiction de La Dernière Bibliothèque, en juin 2012, à LiveInYourHead, espace d’exposition de la HEAD-Genève. Voici quel était l’argument de l’exposition :

« À la suite d’événements improbables, il n’existe plus qu’une seule bibliothèque, la dernière, celle du Trichoptère. C’est là, dans les seuls livres encore accessibles, qu’est désormais logée toute la mémoire de l’humanité. Ces livres et toute la documentation qui leur est attachée sont devenus une ressource inestimable pour reconstruire l’histoire politique, culturelle et sociale, mais aussi rétablir les arcanes colorés des savoirs scientifiques et techniques perdus. Véritable centre d’interprétation pour ceux qui savent en analyser les images et en décrypter les textes, ils fournissent des renseignements précieux sur l’entomologie, la pêche, les conflits, les mœurs, l’esthétique, le romantisme, l’artisanat, l’architecture, la marqueterie, l’art du portrait, celui de la maquette, celui des leurres, l’histoire de la gravure et de la macrophotographie, la nourriture et la survie, l’écologie et la pollution, les rites et le tourisme, la géologie et les fossiles, le mimétisme et le camouflage… »

Les livres trônaient au fond, occupant quelques cinq mètres de rayonnages métalliques. Parmi les plus précieux, placés dans les vitrines : la première monographie sur le Trichoptère publiée en 1834 par un entomologiste genevois, François-Jules Pictet. Sur les murs, une collection d’estampes encadrée, regroupées chronologiquement offrait comme un résumé de l’histoire de l’illustration scientifique, les plus anciennes remontant à la toute fin du XVIe siècle. À quoi venaient s’ajouter un ensemble de photographies réalisées au microscope électronique[2], ou encore une grande affiche didactique allemande. Dans les vitrines, des tubes vides, des fossiles de Sibérie[3], du calcaire à indusies récolté dans la Limagne, mais aussi de faux tubes avec de fausses larves (des leurres fabriqués pour la pêche au lancer). Les objets les plus curieux provenaient de deux musées privés : celui de feu Giampaolo Moretti, un entomologiste italien de Pérouse ; et celui d’Isao Yokota, au Japon, tenu aujourd’hui par son fils Taiyou Yokota. Du premier provenaient la plaque signalétique du musée, « collezione tricotteri », une chaussure couverte de tubes de Trichoptères après son séjour au fond d’une rivière, et une marqueterie représentant le cycle biologique du Trichoptère (Hubert Duprat qui, en tant qu’artiste plasticien, a lui aussi fait fabriquer des marqueteries dans les années 1980 est frappé par cette rencontre[4]). Le second avait prêté de petits ex-votos, des tubes collés à la verticale sur de petits ponts, évoquant une légende racontée par Yokota lui-même dans Stones Dolls, un documentaire de Minori Matsuoka, spécialement commandé pour l’occasion (documentaire qu’elle était allé filmer sur les lieux du musée, à Yamaguchi, près du pont légendaire enjambant une rivière où pullulent les Trichoptères). Cette vidéo et trois autres étaient surmontées par une fausse citation de Lichtenberg : « un Trichoptère sans fourreau auquel il manque la larve ». Il y avait là Assassins d’eau douce, un film de Jean Painlevé de 1947, Maya l’abeille découvre le monde, Voyage dans une bouteille de soda, un dessin animé diffusé sur TF1 vers 1985, et enfin – last but not leastÉducation du Trichoptère, un film réalisé par Hubert Duprat en 1998, montrant une partie du processus de construction d’un de ses cocons précieux dans un aquarium. Trois grandes affiches marouflées sur le mur, constituant autant d’exercice de ‘pataphysique, venaient compléter cette collection documentaro-artistique. Le premier volet de ce thesaurus recensait toutes les personnes – simples particuliers, scientifiques, libraires ou bibliothécaires – auxquelles Hubert Duprat était d’une quelconque manière redevable ; le second listait les centaines de dénomination du Trichoptère en usage dans une quinzaine de langues (dont le chinois et l’arabe) ; le troisième, enfin, rendait public la suite des « titres d’exposition auxquels on avait échappé ». Cette longue description du contenu de l’exposition montre assez combien elle pouvait passer du sérieux documentaire, à la mythologie, en passant par la récréation enfantine, l’halieutique ou encore la création plastique, combien elle naviguait insolemment entre l’érudition scientifique la plus sérieuse et les excursions les plus débridées.

Revenons aux livres. La Bibliothèque trichoptérienne, n’est pas telle que l’aurait constituée un entomologiste – ce que Hubert Duprat n’est pas –, ni même un éthologiste spécialisé. C’est plutôt l’œuvre d’un curieux, tout spécialement intéressé par la larve et sa capacité à fabriquer un fourreau. Elle ne comporte donc pas seulement des études entomologiques, mais témoigne, par exemple, de l’intérêt que les pécheurs au lancer portent à la larve ; la littérature destinée à la jeunesse ne manque pas non plus, qui cite souvent l’animal ; on peut relever également des passages chez des romanciers ou des poètes ; la fiction, même, s’en est emparée. La lecture de cette littérature est un surprenant voyage esthético-entomologique, fictionnel et jubilatoire. Partout règne la métaphore anthropomorphe : l’insecte étant tour à tour tisserand, potier, maçon, navigateur, etc. On pourrait croire la littérature trichoptérienne fort éloignée de l’art, si l’on accorde à ce dernier les linéaments d’un sens étriqué. Mais il n’est que de lire ou relire un célèbre entomologiste comme Jean-Henri Fabre, pour s’apercevoir que, même chez lui, les jugements esthétiques sont partout présents. Les noms de Richard Brautigan, John Cage, Roger Caillois, Lewis Carroll, Richard Dawkins, André Dhotel, Gerald Durrell, Maurice Genevois, André Gide, Jim Harrison, Francis Jammes, Alphonse Karr, Charles Kingsley, Rudyard Kipling, Arthur Koestler, Pierre Larousse, Thomas Edward Lawrence, Claude Lévi-Strauss, Pierre Louÿs, Jules Michelet, Saint-John Perse, Jean Piaget, Pline l’ancien, Jean Rostand, Étienne Souriau, Henry David Thoreau, William Butler Yeats, etc., que l’on découvre au passage, montrent assez, par ailleurs, l’étendue d’un intérêt qui dépasse de beaucoup le cercle restreint des scientifiques spécialisés. Comme on l’a vu, la Bibliothèque trichoptérienne conserve aussi des images – en nombre aussi grand que des textes : des gravures, des illustrations incluses dans des ouvrages, des affiches, des photographies, des vidéos. On peut lire dans ces images de grandes constantes – l’informel, le colimaçon, l’échafaudage cubiste –, le parallèle étant souvent fait avec l’art du constructeur. Les individus y vont seuls, par paire, ou alignés et classés de façon encyclopédique. Au tournant du XIXe siècle, la leçon, souvent pédagogique, se fait plus environnementale (l’insecte vit sous la menace de ses prédateurs), voire plus politique (la paix règne ou la mare s’agite, selon que l’on est plus ou moins près du premier conflit mondial)…

Les visiteurs de la Dernière Bibliothèque avaient accès à son inventaire numérisé, et les gardiens de l’exposition, transformés en bibliothécaires, assis derrière une banque d’accueil qui courait devant les étagères, pouvaient leur prêter des ouvrages en consultation. Ces mêmes visiteurs étaient invités à ajouter leurs propres interprétations, à « augmenter » les métaphores rencontrées dans les textes. Ils pouvaient manipuler et reclasser le millier d’images compilées, protégées par des fourres transparentes, vaguement rangées dans des casiers de classement empilés sur une immense table centrale. Ils pouvaient constituer des nuages interprétatifs à partir de certaines images collées au centre de grands panneaux, en ajoutant autour leurs propres images. (Pour ce faire ils avaient à disposition un accès à internet et la possibilité d’imprimer leurs trouvailles sur des autocollants.) La fiction de la Dernière Bibliothèque, sa survivance supposée, était ainsi performée par les visiteurs eux-mêmes. Et le résultat, situé, rappelons-le, dans la galerie d’exposition d’une école d’art, ne pouvait pas ne pas évoquer, aux visiteurs, professeurs et étudiants, les panneaux de l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg.

Le soir du vernissage de la Dernière Bibliothèque, les casiers amovibles emplis de fourres plastiques avec leurs images reproduites furent repoussés vers le centre de l’immense table. Les visiteurs qui s’étaient inscrits purent alors s’attabler pour un dîner-débat animé par Bertrand Prévost, philosophe invité, qui introduisit sa réflexion sur le Trichoptère à partir de ses recherches sur Portmann et sur la cosmétique. Autre façon de performer l’exposition.

Comme on l’a vu, les visiteurs avaient déjà accès à l’inventaire en ligne des ouvrages collectionnés. Les vues de l’exposition elle-même et bien d’autres documents sont venus depuis intégrer le site internet Trichoptère – la Dernière Bibliothèque[5] que nous avons conçu et développé à partir du CMS WordPress[6]. Mais c’est encore Hubert Duprat qui a fourni le nécessaire et patient travail de copiste en transcrivant ou scannant les milliers de textes et d’images contenus dans sa bibliothèque. Grâce à cette compilation, ce site, riche de plus d’un millier d’entrées, est d’ore et déjà un outil inégalé pour voyager dans l’imaginaire scientifique, pisciphile, pédagogique ou littéraire du Trichoptère.

La recherche sur le Trichoptère, en marge du travail d’artiste de Hubert Duprat, n’a pas précédé cedit travail ; elle est arrivée après coup, sans préméditation, et l’artiste plaide non coupable ! Elle a fini par prendre une place énorme, eu égard à son inutilité artistique apparente, acquérant de ce fait une autonomie aussi incontestable que problématique. Ni œuvre d’art, ni recherche scientifique, ni même archive d’artiste, la Bibliothèque du Trichoptère demeure un objet non identifié, largement inclassable. On notera au passage que l’érudition de Hubert Duprat n’est pas en trompe l’œil, comme chez Borges : sa bibliothèque n’est pas imaginaire, il ne mime pas une méthode scientifique. Si, comme l’a écrit quelque part Gérard Genette, « la forme moderne du fantastique, c’est l’érudition », il faut ajouter que chez notre artiste, sa fiction est vraie de part en part.

Quand, au printemps 2012, un workshop de la HEAD-Genève eut pour sujet la présentation de cette volumineuse archive que représentait la Bibliothèque trichoptérienne, une archive dont Hubert Duprat lui-même se demandait qu’en faire, ce n’est qu’après bien des heures de cogitation et de débats qu’émergea l’idée d’une fiction. Ce résultat, non prémédité et surprenant, ne fut cependant en rien arbitraire. La Dernière Bibliothèque constitue en effet une sorte de télescopage temporel entre le passé préhistorique – les plus anciennes traces de tubes de Trichoptère sont des fossiles du Jurassique remontant à environ 150 millions d’années – et le futur de la science fiction. Rappelons que l’archéologie fut une des premières passions de Hubert Duprat qui, dans sa jeunesse, publia même une étude sur la poterie sigillée gallo-romaine. En laissant couler la présentation de la Bibliothèque trichoptérienne dans le moule d’une vague dystopie, il marche sur les traces d’un Eduardo Paolozzi, dont les collages du début des années 1950 pouvaient juxtaposer animaux préhistoriques et machines de guerre modernes, ou sur celles d’un Robert Smithson qui, dans plusieurs articles, a évoqué un « futur rétrograde ». (Avec ce dernier du reste, Duprat partage le goût de la cristallographie.) La Dernière Bibliothèque a, je crois, permis de révéler l’écart qui existe entre son être profond d’archive compulsionnelle et une entreprise positive de mémoire scientifique. Le télescopage temporel l’authentifie en quelque sorte en tant que geste artistique, en dépit du retrait de l’artiste, malgré sa véracité mnémonique, et quand bien même elle fonctionne à distance de l’œuvre plastique.

 Notes

[1] . La Bibliothèque du Trichoptère, de son propre aveu, est une sorte de réponse par la surenchère à cet agacement.

[2] . Pour ce faire, Hubert Duprat s’est fait aidé par Michel Mercier de l’université de Talence.

[3] . Transmis par Irina Sukutcheva de l’Académie des sciences de Moscou.

[4] . « En ce qui concerne la marqueterie, je suis fasciné d’avoir trouvé cette chose qui entre en raisonnance avec mes recherches, car la marqueterie est moins un objet qu’un principe dans mes travaux. Trouver cette marqueterie relève de la fiction. On a du mal à penser que ce truc n’est pas un faux fabriqué à ma demande. Le hasard est trop fort ; je continue à être sidéré par son existence. » (Hubert Duprat, courriel, 7 septembre 2014) La marqueterie, du reste, est une métaphore qui se rencontre sous la plume d’autres entomologistes. Cf., par exemple : « […] à côté de ces fagots hirsutes on en trouve d’autres qui sont très élégants. Tout dépend des matériaux : l’artisan veut aller vite, il emploie tout ce qui se trouve à sa portée pourvu que cela ne soit pas trop lourd. De là vient ce mélange disparate. Mais, s’il est placé par hasard, au moment où il veut construire, auprès de menus coquillages, il se fait alors un palais qui a toutes les délicatesses de la marqueterie. » (Chanoine C.H. de Labonnefon, Croquis Entomologiques, Paris, Maison de la Bonne Presse, 1923, p. 56.)

[5] http://trichoptere.hubert-duprat.com

[6] . Utiliser le CMS WordPress pour une base de données contenant des milliers de pages finit par poser le problème de l’indexation nécessaire à une navigation confortable, problème que nous venons de résoudre avec l’aide de Michel Martin (École supérieure des beaux-arts de Montpellier-agglomération) : le site dispose désormais d’un widget de recherche plus sophistiqué que le sommaire nuage de tags.