Dégelée Rabelais – projet

Christian Besson : Projet écrit pour le Frac Languedoc-Roussillon en vue d’une présentation devant les partenaires.

La Dégelée Rabelais
Le Carnaval de Rabelais 1532-2008
une grande manifestation d’art contemporain en Languedoc-Roussillon, été 2008

Un projet initié et coordonné par le FRAC de Languedoc-Roussillon.
Directeur : Emmanuel Latreille
Recherche conduite par le Laboratoire des mondes possibles (HEAD-Genève)
Responsable de la recherche : Christian Besson

L’œuvre de François Rabelais

L’œuvre de François Rabelais peut, à première vue, paraître éloignée des préoccupations de l’art contemporain. Elle marque pourtant un tournant important dans la culture européenne, par le passage qu’elle opère entre la culture du Moyen Âge et celle de la Renaissance, dont nous sommes les héritiers pas si lointains. Le grand critique russe Mikhaïl Bakhtine, dans son ouvrage essentiel, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance[1], a montré en quoi le « réalisme grotesque » des aventures de Pantagruel et Gargantua témoignait de la vitalité encore forte d’un humour populaire et de ses formes ritualisées (dans les carnavals, les festivités où étaient autorisées des comportements et des impertinences extrêmement libres par rapport aux normes prônées par les institutions, religieuses ou autres), loin des formes savantes qui s’imposeront finalement à l’âge classique. « Les images de Rabelais, précise Bakhtine, sont empreintes d’une sorte de caractère non-officiel indestructible, catégorique, de sorte qu’aucun dogmatisme, aucune autorité, aucun sérieux unilatéral ne peuvent s’harmoniser avec les images rabelaisiennes, résolument hostiles à tout achèvement définitif, à toute stabilité, à tout sérieux limité, à tous terme et décision arrêtés dans le domaine de la pensée et de la conception du monde. »

Avec l’art contemporain, les formes savantes et construites de l’art (y compris de l’art moderniste « sérieux ») qui obéissaient peu ou prou à la notion traditionnelle d’œuvre d’art, subissent pareillement une mise en question radicale. Les images d’aujourd’hui, en recomposition permanente, font éprouver dans l’art une instabilité générale qui met foncièrement en cause la dimension de l’œuvre achevée, pour lui préférer des configurations plus éphémères, plus ludiques parfois, avec des contenus prosaïques souvent familiers et quotidiens, qui ne craignent pas de traiter avec humour et « folie » toutes les dimensions de la vie humaine, les plus « hautes » comme les plus « basses ». Nous ressentons aujourd’hui ce passage d’une culture des objets sacralisés à une culture nouvelle, faite de figures en constante transformation et de signes résolument polyphoniques. L’art contemporain ne serait-il pas en train de renouer, par-delà les siècles, avec l’esprit de cette lointaine culture populaire transmise par le texte rabelaisien ?

Prendre l’œuvre de François Rabelais comme argument général d’une grande manifestation d’art contemporain pourrait être l’occasion de préciser quels sont les grands thèmes rabelaisiens encore actifs dans les créations actuelles, véhiculés, plus ou moins consciemment, par les artistes de ce début de XXIe siècle. »

Pourquoi à Montpellier ?

Voici, en bref, ce que l’on sait de François Rabelais à Montpellier et en Languedoc :

François Rabelais est passé par Montpellier. Il s’inscrit le 17 septembre 1530 à la Faculté de Médecine sise dans les bâtiments de l’actuelle Panacée. (L’enseignement de cette Faculté attire alors de nombreux étudiants étrangers à la région.) Il y assiste à des leçons d’anatomie. Il y est reçu bachelier le 1er novembre. En avril de l’année suivante, en tant que stagiaire, il commente dans son cours les Aphorismes d’Hippocrate et l’Ars Parva de Galien.

En 1532, on le retrouve installé à Lyon. C’est alors là qu’il va publier le Pantagruel et deux ans plus tard le Gargantua. Son séjour à Montpellier n’était pas loin et ses textes conserveront des traces linguistiques de son passage en langue d’Oc.

D’autant plus qu’il y revient en 1537 où, le 3 avril, il devient licencié en médecine et, le 22 mai, docteur. Le 18 octobre 1537 et le 14 avril 1538, il y donne des cours sur les Prognostics d’Hyppocrate. En juillet 1538, il assiste à l’entrevue d’Aigues-Mortes entre Charles Quint et François Premier. Il sera de nouveau à Montpellier l’été 1939.

State of the Art

Rabelais est périodiquement célébré ; ainsi, en 2003, pour le 450e anniversaire de sa mort. Ces célébrations n’ont jamais fait appel à l’art contemporain de façon importante. Il y a bien eu, au musée Rabelais, à Seuilly,en 2005, une commande pour un livre géant (livre et illustrations de Geneviève Besse, texte de Bernard Noël, couverture d’Olivier Seguin). Ailleurs en Italie, à Turin, on a intitulé la première Triennale de Turin La Sindrome di Pantagruel, le propos se bornant à faire « digérer par trois lieux » des langages divers qui viendraient « converger dans le ventre de l’exposition » ! C’est peu.

Le milieu de l’art contemporain, comme le grand public, a une connaissance de Rabelais très superficielle. Rien ou presque de ses sources théologiques et humanistes, d’une part, de ses emprunts au vaste fond du folklore et de la mythologie populaire, d’autre part, n’est perçu. Pourtant, Kandinsky et Franz Marc dans l’Almanach du Blaue Reiter (1912), ou la revue du mouvement Cobra (1948-1951), firent place à des articles illustrés qui portaient sur des objets ou des rites populaires comme le carnaval. Mais en définitive, alors même que l’art moderne s’est ouvert à de nombreuses formes de primitivisme et s’est passionné pour l’ethnographie – aujourd’hui encore avec les Cultural Studies –, l’intérêt mesurable pour les traditions folkloriques européenne semble faible.

Il y a sans doute à cela une explication. L’art moderne a été globalement futuriste, tourné vers la rupture, thuriféraire de la Tabula rasa. Il y avait donc quelque incompatibilité avec des disciplines qui s’intéressaient aux « traditions ». De plus, celles-ci ont souvent été accaparées, dans l’entre-deux-guerres notamment, par les idéologies totalitaires ; le folklore finit par ne pas avoir bonne presse ! Quand on s’occupe d’art contemporain, il y a de fortes chances pour que l’on ne s’intéresse pas à la procession de la Saint-Vincent !

La conséquence de ce qui précède est qu’une rencontre un peu approfondie, entre l’art contemporain et un Rabelais mis en perspective avec ses sources populaires, n’a jamais été tentée. Or, la connaissance de Rabelais a grandement progressé et s’est éloignée des poncifs transmis par les manuels scolaires. Du côté de l’art, l’univers de l’écrivain, s’il n’est pas explicitement revendiqué, n’est pas ignoré, tant s’en faut. La situation se prête donc aujourd’hui à une rencontre.

Mettre dans une même exposition des œuvres d’art qui aiment à être isolées avec des documents, des images populaires ou des objets vernaculaires paraîtra inacceptable à plus d’un. Les précédents en la matière sont du côté des cabinets de curiosité revisités par des artistes, des historiens ou des commissaires visionnaires. Nous pensons à The Uncanny de Mike Kelley (Arnhem, 1993 ; Liverpool, 2000 ; Vienne, 2005), à L’Âme au corps de Jean Clair (Paris, 1993), à Iconoclash de Bruno Latour et Peter Weibel (Kalsruhe, 2002), et tout récemment à Artempo, conçue par Axel Vervoordt et Mattijs Visser (Venise, 2007). Dans tous ces exemples, on a tenté de dépasser une histoire de l’art repliée sur elle-même au profit du point de vue élargi de la culture visuelle. Il reste que si cela a été tenté en confrontant l’art à l’histoire des sciences ou à la curiosité, la rencontre du premier avec le folklore et la mythologie populaire européenne n’a jamais eu lieu dans le cadre d’une grande manifestation.

Concept

Le génial théoricien russe de la littérature, Mikhaïl Bakhtine, dont la thèse portait précisément sur l’Œuvre de Rabelais et la culture populaire du Moyen Âge et de la Renaissance, a forgé trois concepts qui peuvent nous servir de guide pour concevoir, à partir de l’art contemporain, un grand événement autour de Rabelais : le carnavalesque, le chronotope et le dialogisme. L’élément carnavalesque enracine le texte dans la culture populaire de son temps. Le chronotope caractérise l’unité de temps et de lieu du récit. Le dialogisme est le propre d’une écriture, construite comme une polyphonie, qui s’énonce de plusieurs voix. Les études récentes nous incitent à ajouter que cette polyphonie est aussi faite d’anachronismes et que le texte rabelaisien empile des niveaux historiques hétérogènes. Dans Rabelais, nous seront donc sensibles à la culture populaire et à la tradition carnavalesque ; à un chronotope marqué par un temps collectif, cyclique, spatial et concret ; à la superposition des voix théologiques, humanistes et populaires et à la coexistence d’époques différentes.

Rabelais doit être lu aussi bien dans son registre savant que populaire. Le double aspect de son œuvre — héritière d’une culture populaire oubliée, d’une part, et engagée dans la lutte pour l’humanisme renaissant, d’autre part — doit être pris en compte. Rabelais nous incite donc à faire une manifestation complexe et riche, à concevoir des expositions sous l’emblème du dialogisme, des expositions où les points de vue, les cultures et les époques se rencontrent dans un discours polyphonique, où l’art puisse interférer aussi bien avec le folklore qu’avec la culture de masse.

Il s’en suit qu’une manifestation autour de Rabelais ne peut accepter la coupure entre high et low culture, ne peut se limiter au domaine de l’art avec un grand A. Le point de vue doit être celui de l’image en général, celui d’une culture visuelle élargie, comme l’historien Aby Warburg l’avait déjà présenti dans son Bilderatlas Mnemosyne (1927-1929), quand il confrontait des images de toutes provenance à celles de l’art de la Renaissance.

La forme de l’événement

L’idée est de traiter le sujet en le distribuant en thèmes : médecine et anatomie, Gargantua et la mythologie populaire, le savoir pneumatique, la bibliothèque et le Langage, le monde à l’envers, etc.). Il serait souhaitable qu’il y ait un thème différent dans chaque lieu, et donc autant d’expositions que de thèmes.

Les thèmes sont abordés du point de vue de la culture visuelle sans souci de hiérarchie. Chaque thème sera nourri de documents, d’images et d’objets appartenant à la culture visuelle au sens large, c’est-à-dire aussi bien d’œuvres d’art que d’éléments issus de la culture populaire et folklorique, de la culture humaniste ou scientifique, de la culture de masse ou des médias, etc.

Les œuvres d’art contemporain sont placées dans deux types de position : — en regard des traces de la culture populaire, de l’héritage du vieux fond des contes et légendes, des savoirs ésotériques dont il est porteur, elles sont vues sous l’angle de la survivance (les Nachleben d’Aby Warburg) ; — elles sont aussi en situation de confrontation. L’écho qui s’y perçoit n’est pas forcément dans les intentions de l’artiste, mais le produit de l’exposition qui fait surgir du sens en opérant des rapprochements.

Plus précisément, chaque exposition, chaque thème, devrait comporter, à côté des œuvres d’art contemporaines et mêlés à elles :

— des extraits de textes de Rabelais, en entrée et utilisés pour structurer les salles – technique classique du texte transféré directement sur le mur ;

— des documents originaux, textes ou images, sous vitrines ;

— des images originales (imagerie populaire, gravures, photographies, etc.) encadrées ;

— des fac-similés encadrés ou sous vitrine ;

— des objets provenant de divers usages quotidiens ou spécialisés ;

— des objets appartenant au domaine des ATP ;

— des objets et images empruntés à la culture de masse et aux médias.

Thèmes

Chaque thème s’appuie sur des passages précis du corpus rabelaisien. Chacun est choisi pour sa qualité de connecteur possible entre des traditions, leur réélaboration créative par Rabelais, les avatars du texte (de ses motifs et de ses personnages), les survivances contemporaines qu’on en peut détecter, et les échos que l’exposition par sa mise en relation construit de façon délibérée.

Le découpage en thèmes ne suit pas le texte rabelaisien livre par livre. Par leur ancienneté, certains thèmes enracinent le propos dans des traditions qui remontent avant Rabelais ; d’autres sont plus centraux par rapport au texte ; enfin certains nous intéressent davantage par leur fortune et les nombreux échos post-rabelaisiens qu’on peut en trouver.

Ce découpage est là comme un ensemble de repères permettant d’ordonner la diversité rabelaisienne. Il a de la sorte un but didactique et permettra au public (et aux organisateurs) de se repérer. Il servira aussi de charpente à l’organisation du catalogue.

1. Rabelais
Présentation générale ( ?)

2. Médecines
Chirurgie – Anatomie – Démembrement – Herbes et autres médecines – Salles de garde – Varia

3. Pneumatique
Souffle – Pet – Obscénités – Scatologies

4. Le monde à l’envers
La tradition carnavalesque – Le monde à l’envers

5. Gargantua et les géants
Gargantua dans la mythologie française – Gigantomachies – Le Gargantua de Rabelais – Géants d’hier et d’aujourd’hui

6. Tout pour la tripe
Le géant à table – Mâchons et banquets – L’estomac, la tripe

7. La Dive Bouteille
Pantagruel, l’assoiffé – Bacchus – Chansons à boire – La Dive Bouteille, la quête mystique

8. À Beaumont-le-Vicomte
La bilbliothèque de Saint-Victor et autres bibliothèques. – Langage par geste – Jeux de mots – Locutions et proverbes – Rébus – Les paroles gelées – Insultes et jurons – Divers

9. Picrochole
Illustrations des ouvrages de Rabelais – Rei militaris – Chevaliers, soldats et Cie – Armes et armements – Picrochole, Ubu et autresdictateurs – Violence – Conflits

10. Abbayes, moines et Cie
Évangélisme – Moines, curés, papes et Cie – L’abbaye de Thélème

11. Fols et sots
Panurge – Les songes drôlatiques – Sots et fous – La nef des fous – Farce – Idiotie volontaire

12. Cornards et cocus
Le deuxième sexe – Couples et mariages – Cornards et cocus – Charivari – La revanche des femmes

13. Navigations
Illustrations des ouvrages de Rabelais – Voyages – Le passage du nord-ouest – îles – Tempête et navigation – Jonas – Étres imaginaires et monstres – Utopie – Le Docteur Faustrol

14. Prognostigations
Devins et astrologues – Le ciel étoilé – Tarots et autres procédés de divination – Almanachs

Lieux et thèmes

Un même thème pourra être traité dans plusieurs lieux ou complété par des commandes dispersées. Il n’est pas exclu, non plus, en fonction de la dynamique propre de tel ou tel partenaire qu’un même lieu traite plusieurs aspects. Nous pensons cependant que pour la lisibilité publique de l’ensemble de la manifestation, une claire répartition des thème est préférable.

Le « Voyage horrifique et espoventable au pays de Pantagruel et des isles sonnantes » pourra donc se faire de deux façons et la communication devra manifester cette double entrée : — d’un point de vue géographique, le voyage sera une pérégrination dans les lieux de l’art du Languedoc-Roussillon auxquels s’ajouteront d’autres lieux aux vocations usuelles différentes ou plus larges ; — d’un point de vue thématique, le voyage sera imaginaire de part en part. Dans les deux cas le plaisir de la découverte.

[1] . Voir bibliographie.