Abductions

[Christian Besson, Abductions.  L’œuvre et son interprétant, Genève, Mamco, 2006]

Préface

Les essais réunis dans le présent volume ont été écrits pour des catalogues, à la demande de conservateurs de musées, de directeurs de centre d’art ou de fonds régionaux d’art contemporain, voire directement d’artistes. Ils n’auraient pu voir le jour sans la confiance que ces derniers m’ont accordé : ils ont accepté de m’ouvrir leurs archives et m’ont communiqué des documents qui en l’absence de leur aide me seraient demeurés inaccessibles, ils ont répondu à mes questions. Aucun de ces essais n’est directement promotionnel, tous ces artistes étant connus et défendus par d’autres, et je n’ai jamais écrit sur leur œuvre qu’au terme d’une longue fréquentation. Ce commerce enrichissant débuta dans le cadre de mes activités d’organisateur d’expositions à l’ex maison de la culture de Chalon-sur-Saône (de 1977 à 1983), puis à la Villa Arson, à Nice (de 1986 à 1990). Les directeurs respectifs de ces deux institutions, Jean-Jacques Fouché et Christian Bernard, bons lecteurs et de culture littéraire, m’incitèrent à une écriture plus exigeante, qualité dont ma formation universitaire ne m’avait pas pleinement doté.

Il advint que mes préfaces critiques s’allongèrent et répondirent de moins en moins au genre en question : un temps plus long que de coutume leur fut consacré, et les commanditaires durent parfois endurer de les réceptionner en dehors de tout délai raisonnable. Ces essais finirent aussi par prendre un air de famille : l’enquête historique se fit minutieuse, les énoncés des artistes furent délibérément exploités et je parvins non sans mal à les organiser autour d’une intuition centrale. (Aux dettes directement liées au présent volume, il convient à ce sujet d’en ajouter deux autres, plus lointaines : l’analyse des énoncés et l’écoute de catégories de pensées étrangères me furent enseignées, durant mes études de philosophie à Grenoble, par notre professeur d’histoire de la pensée grecque, le regretté Henri Joly ; Serge Lemoine, avec qui je terminai ma licence d’histoire de l’art, me montra quant à lui, l’exemple de la rigueur historiographique.) Une méthode s’élabora donc, empiriquement, que je finis par théoriser a posteriori. On en lira l’exposé, qui me fut commandé par Roland Recht pour la Revue de l’Art, ici même en appendice. Jean-Marc Poinsot, en m’incitant à soutenir une thèse d’histoire de l’art, m’avait permis auparavant de prendre conscience de ce que les monographies, une bonne part de ce que j’avais commis en la matière, en constituaient comme la tâche aveugle. (Il en résulta un premier recueil de vingt-trois textes, revus pour l’occasion, qui bénéficièrent de la lecture attentive d’Andrzej Turowski, Éric de Chassey et Daniel Soutif.)

Parmi plus d’une trentaine d’études monographiques plus volumineuses que les autres — consacrées par ordre de rédaction à Christian Boltanski, Anne et Patrick Poirier, Michel Verjux, Jacques Vieille, Richard Long, Jochen Gerz, Mario Merz, Bertrand Lavier, Didier Vermeiren, Niele Toroni, Sophie Tæuber, Cécile Bart, Hubert Duprat, Felice Varini, Philippe Cazal, Joachim Mogarra, John M. Armleder, Richard Fauguet, Gottfried Honegger, Günter Umberg, Yves Oppenheim, Daniel Schlier, Étienne Bossut, Laurent Pariente, Bernar Venet, Yan Pei-Ming, Daniel Buren, Daniel Spoerri, David Boeno, François Morellet, Peter Downsbrough, Patrick Saytour, Daniel Dezeuze —, il a fallu opérer un choix pour le présent ouvrage. Les artistes qui n’y figurent pas ne me sont pas moins chers. Ce Best of ne prétend en effet, en aucune façon, faire liste ; certains textes avaient déjà été publiés dans des livres (Venet, Ming), d’autres étaient d’un genre fort différent (Long, Buren) ou reflétaient par trop mes tâtonnements : ils n’auraient pas permis, aussi bien que ceux qui ont été retenus, de soumettre aujourd’hui au jugement d’un public de lecteurs plus large le mode d’approche défendu dans « L’œuvre et son interprétant ». À ces lecteurs, j’ai conscience de demander beaucoup, tant la monographie consacrée à l’œuvre d’un artiste a besoin d’ordinaire des béquilles de l’illustration : ils devront faire l’effort de la convoquer dans leur mémoire ou la trouver dans les catalogues concernés.

Le titre de ce recueil a été choisi pour son opacité, non sans amusement. Il a ainsi le mérite de ne pas risquer de passer pour un quelconque mot d’ordre ! Il provient de Charles Sanders Peirce, le fondateur de la sémiotique, qui l’inventa entre de nombreux autres néologismes dont il se rendit coupable. Abduction désigne chez lui la forme d’inférence — distincte de la déduction et de l’induction — que l’on fait lorsque, partant d’un constat singulier on suppose qu’il pourrait être un cas relevant d’une règle plus générale. Umberto Eco a attiré l’attention sur l’importance de cette sorte d’hypothèse, et je partage son opinion selon laquelle le sens pragmatique repose sur des présupposés d’ordre inférentiel. Le raisonnement par abduction, décrit par les sémioticiens, régit en particulier la méthode indiciaire des historiens — celle d’Aby Warburg ou celle de Carlo Ginzburg. N’étant pas l’auteur d’une découverte, je m’explique sur mes tributes dans l’essai final.

Chacun des essais monographiques part donc d’un détail qui a retenu mon attention (parfois flottante) : l’usage commun à Mario Merz et aux futuristes de certaines formes, sortes de chiffres de la création ; l’indexation indéfinie des écrans de Cécile Bart proposée comme version visuelle d’une logique du vague ; les problèmes d’enveloppe et d’épaisseur dans les œuvres d’Hubert Duprat, ouvrant sur des considérations géologiques ; l’érection de l’éclairage chez Michel Verjux, comme allégorie moderne ; le désœuvrement, comme forme inattendue de souveraineté chez John M. Armleder ; deux citations de Céline dans les carnets de Richard Fauguet, conduisant à Bakhtine et au dialogisme ; deux titres d’œuvres de Gottfried Honegger, renvoyant à une forme renouvelée de religion de l’art ; ce qu’avaient de commun les postures de l’usagé du Site de David Boeno et de l’humaniste de la Renaissance ; le terme « gastrosophe » appliqué à Daniel Spoerri, le rattachant à une tradition où se rencontre Rabelais ; une déclaration de François Morellet sur son incroyance fil conducteur insoupçonné de ses revirements apparents ; la diversité même des moyens d’expression employés par Peter Downsbrough, comme principe moderniste de traductibilité généralisée ; un curieux texte sur le théâtre mis dans un catalogue par Patrick Saytour à qui il était demandé tout autre chose ; le mot « ventilation » employé par Daniel Dezeuze à l’époque du reflux des idéologies.

Le présent livre doit son existence à Christian Bernard, qui me sollicita dès 1994 et finit par vaincre ma paresse éditoriale : il a droit pour cela à toute ma gratitude. Elle va également à Françoise Ninghetto, pour son travail compétent d’éditrice, et à Marie-Claude Schoendorf, correctrice, pour sa relecture attentive. L’écriture, qui m’a si souvent absorbé, a pu parfois me soustraire à mes obligations familiales ; ma femme et mes enfants doivent savoir combien je leur suis reconnaissant de leur affection, sans laquelle ce volume aurait sans doute mis encore plus de temps à paraître !

Marsannay-la-Côte, juin 2004-Genève, avril 2006

Sommaire

  • Abductions :
    • Chiffre de la création (Mario Merz en philosophe)
    • Logique du vague (les peintures/écrans de Cécile Bart)
    • La Phrygane, la merveille et le monument (le cabinet d’Hubert Duprat)
    • Paris, Charles Baudelaire et… Michel Verjux
    • Figures du désœuvrement chez John M. Armleder
    • Dialogisme (Richard Fauguet)
    • Erneuerung & Versöhnung. (Gottfried Honegger)
    • Site web et art de la mémoire (David Boeno)
    • Gastrosophie (Daniel Spoerri)
    • Le problème de l’incroyance (La Religion de Morellet)
    • Quand l’œuvre interprète l’œuvre (Peter Downsbrough)
    • Le ressort théâtral (Patrick Saytour)
    • Ventilation (Les Gazes de Daniel Dezeuze)
  • L’œuvre et son interprétant.
    Monographie « abductive » et histoire de l’art du temps présent