Logique du vague

Les peintures/écrans de Cécile Bart, 1986-1990*

[Publié in Cécile Bart, Plein Jour, Dijon, Les Presses du Réel, 2008. — trad. en anglais par Simon Pleasance.]

De l’artefact peinture/écran, « outil visuel [i] » qu’elle a forgé de toutes pièces et qui conserve un lien substantiel avec la peinture, Cécile Bart a fait un outil d’investigation qui allie simplicité et richesse d’implications. Davantage qu’à l’analyse des données matérielles de la peinture, ou à celle de son contexte spatial et institutionnel, il s’applique à celui de son lieu, du topos constitutif où s’entrelacent de façon complexe la vue et le regard.

Transparence et opacité

Cécile Bart installe des peintures/écrans au mur ou dans l’espace, selon des dispositifs déterminés. Il en découle de multiples jeux d’ombre et de lumière, de transparence et de profondeur. La peinture, dont la présence est pourtant très concrète, ne s’y décèle qu’au gré d’une sensible accommodation de l’œil.

Le propos du visiteur dubitatif qui, tournant autour, conclurait son examen en disant qu’« au fond c’est de la peinture », dépasserait le simple truisme : au fond, c’est-à-dire à propos du fond, sous la peinture, et avant même qu’elle ne se signale par ses effets propres ; de/la peinture, c’est-à-dire non plus tout à fait de la peinture, simple matériau, mélange de colle et de pigment, mais pas encore la peinture comme forme symbolique — de/la peinture comme dépôt initial, nécessaire complément du support, apprêt qui l’institue en tant que « champ [ii] ».

En deçà de la manipulation des signes, préalable de leur inscription, l’apprêt, véritable peinture avant la lettre et sorte de préface au signe iconique [iii], appartient davantage au mode de production industriel qu’à celui de l’art. De la préparation du fond, qui consiste en bouchant les trous de la trame à rendre la toile moins poreuse et relativement lisse, résulte une imperméabilisation, une opacification à la fois physique et visuelle. L’opacité littérale du fond, rarement interrogée, est la condition même de cette autre opacité [iv], qui est dite du signifiant/peinture/lorsqu’au lieu de se faire oublier il se montre (comme c’est par exemple le cas dans le monochrome moderniste). Or, cette étendue limitée, opaque et lisse, ainsi préparée, qui constitue habituellement le champ de la peinture, a les qualités d’un écran — au sens ou Merleau-Ponty [v] définit celui-ci comme ce qui, à l’inverse de la vision, n’a pas d’horizon.

Pour Cécile Bart, faire de la peinture, consiste à dédoubler cette procédure préliminaire, à la retourner sur elle-même, à la réfléchir : premièrement, faire le noir, étaler la peinture (le plus souvent noire, mais pas forcément) à l’aide d’une large brosse jusqu’à boucher la trame du tissu Tergal « plein jour » ; deuxièmement, déboucher en essuyant énergiquement d’un geste qui parcourt toute la surface, de façon à obtenir une imprégnation à peu près régulière et identique au recto et au verso, telle une teinture. D’abord l’enduit, ensuite son annulation. Faire le noir en maintenant le jour. Passer du lisse et du brillant au mat et à l’absorbant. Opacité et transparence. Une transparence relative, non pas propriété de la matière mais rapportée à l’opacité du fond. Une opération d’aération du fond, une reconquête d’une certaine circulation de l’air, de la lumière et du regard qui, dans l’inversion des effets opacifiants de l’apprêt, n’en vise pas moins à contrecarrer, à dénier l’« effet écran » et, sous forme de paradoxe, à restituer un horizon à la peinture.

L’artefact peinture/écran, a un caractère d’hybride prononcé. Par sa transparence relative (relativité qui demande à être éprouvée, comme on le verra plus loin), il oscille à mi-chemin entre ce qui obstrue et ce qui peut se traverser, entre ce qui ferme le regard et ce qui l’ouvre, entre le mur et la fenêtre. Une œuvre, plus que toute autre, en condense les traits. Il s’agit d’une des premières peintures/écrans réalisées par Cécile Bart, qui fut ajustée au droit du mur, dans l’embrasure d’une fenêtre de son atelier, en 1986 [vi]. Les rectangles de couleurs qui y flottent, droit issus des Compositions avec plans de couleurs de Mondrian (1917), tels des parpaings à maçonner, semblent proclamer par hypallage le destin mural de la peinture.

Par cette référence appuyée au constructivisme, les peintures/écrans, s’inscrivent dans une tradition de manipulation des surfaces. Les premiers étagements ou translations latérales [vii] se renforçaient d’un jeu du peint et du non-peint, s’explicitaient en plusieurs phases [viii] ou encore reprenaient la disposition d’une guillotine [ix]. Les nombreux collages réalisés à partir de tissus enduits et découpés sont aussi positionnés par translation. Le mouvement des mains parcourant la surface renvoie au geste de recouvrement décrit plus haut, accompagné, lui, d’une dépense intense. L’activité, à différents niveaux, re-marque donc l’univers à deux dimensions du champ pictural, elle l’éprouve autant physiquement que visuellement et la monochromie adoptée renforce encore ce caractère de construction et de découpe dans le plan.

Mais le noir a aussi une fonction stratégique particulière. Dans une série figurative initiale, comportant un fragment de dessin de miroir emprunté au Silence habité des maisons de Matisse (1947), de la peinture blanche était appliquée au pinceau, à larges traits. Le noir de la plupart des écrans qui ont suivi est l’exacte antinomie de ce blanc qui saturait la trame : il fait voir. On pourrait convoquer ici toute une tradition qui, de la cosmogonie d’Hésiode aux romantiques, fait naître le jour de la nuit, et dont l’imaginaire a été pour le moins relancé par les mystères plus laïcs de la chambre noire. Mais, si le noir permet de faire voir, cette capacité n’est pas exactement, comme on le verra plus loin, celle de « présentation », bien connue sous les espèces de la Darstellung romantique. Ce noir, tel celui d’Ad Reinhardt, est bien d’abord : « […] une surface mate, plate, peinte à main levée (sans brillance, sans texture, non-linéaire, sans contours découpés) qui ne reflète pas son environnement – une peinture désintéressée, pure, abstraite, non-objective, sans temporalité, ni spatialité, ni changement, ni relations […] [x]. » Si on le ne considère que pour lui-même, le noir des peintures/écrans ne représente rien, ni ne reflète rien. Mais, à l’encontre d’un absolu pictural, il ne se suffit pas à soi, il ne capte pas totalement le regard ; il diffère du noir d’Ad Reinhardt sur ce point capital qu’il laisse voir le reste : l’arrière fond. Restituer le visible à partir du fond noir fut déjà le pari caravagesque. Le maître du clair-obscur, en creusant de noir l’espace, faisait venir en avant les figures éclairées. C’est de cette propriété du noir — en absorbant la lumière, il ne retient pas l’œil à la surface — dont s’empare Cécile Bart, afin que ce même œil puisse traverser la peinture. C’est paradoxalement en utilisant une « déficience locale de la lumière visible [xi] », qu’elle construit une nouvelle visibilité.

Par leur processus de production conduisant au renversement de l’effet écran propre au champ pictural, comme par l’usage spécifique du monochrome, les peintures/écrans supposent que quelque chose d’autre puisse s’y voir. Cet écran paradoxal n’interdit pas tout horizon. La peinture littéralement traversée par le regard laisse voir le paysage.

L’index indéfini

La traversée de la peinture donne accès à son arrière fond, et cette saisie a comme un arrière goût de réel : « grain de réel » comme grain de sel. La peinture à double fond joue double jeu : peinture pure et hors champ pictural en simultané. Le cheminement du regard, tel un syntagme dialogique, saute de l’icône à l’index, et vice versa [xii]. Ce qu’il en est de l’index, échappe même en grande partie à l’énoncé, le dépasse et le submerge.

Le paradoxe tient donc dans la coexistence du champ et du hors-champ, du paysage à peindre et du motif transcrit. Pourquoi parler de paysage ? Hors toute composition, il est depuis le romantisme cette vue qui s’encadre, une affaire de contenance, un fragment de continuum découpé par le cadre, la vision d’un sujet dans sa relation au monde et à l’infini. Mais le paysage suppose toujours une transposition et une interprétation. Réintroduire le monde même (et non son analogon) dans l’écran, à travers lui, c’est annuler ce dernier comme tel — et les œuvres de Cécile Bart devraient à cet égard s’appeler des « peintures/non écran » !

La relation du champ et du hors-champ a été l’objet d’exercices formels dans les premières séries d’installations qui mixaient peinture, écrans et projections. Les jeux de glissements latéraux, le doublement de fenêtres, les mouvements qui positionnent le cadre frontalement font toujours l’effet d’une recherche hésitante du cadrage, la recherche d’un contenu selon la saisie précisément décrite par A. W. Schlegel dans Les tableaux : « — Walter : Mais comment, sur la toile, [le paysagiste] doit-il faire tenir en les resserrant, un horizon lointain, une haute montagne, l’océan infini ? — Reinhold : Les choses se resserrent d’elles-mêmes. Prenez seulement la peine de regarder la nature à travers l’orifice que fait votre main repliée, et vous verrez quelle grande quantité d’objets votre œil peut saisir. [xiii] »

Ce mouvement de cadrage et de décadrage [xiv], qu’il soit dû à l’artiste positionnant les écrans ou au spectateur se déplaçant, est-il assimilable à une mise en perspective, à la détermination d’un donné à partir d’un point de vue (dont Hubert Damisch a rappelé récemment qu’il n’était pas le point du sujet [xv]) ? Certes, les cadres d’aluminium de Cécile Bart sont emphatiques, ils soulignent et bordent [xvi]. Le cadrage est bien un acte volontaire, un mode d’appréhension dotant le cadre de son contenu ; mais à ce geste de découpe et de prélèvement délibéré, s’oppose le mouvement des êtres et des choses, indépendant, lui, des intentions de l’artiste. La peinture/écran installée à distance de la vitrine de la galerie Claire Burrus (janvier 1990), avec en arrière plan le contre-jour de la rue de Lappe, les automobiles et les passants, fonctionnait à la manière d’une caméra fixe, dans le champ de laquelle tour à tour ça entrait et ça sortait. Un tel mouvement n’a rien d’intentionnel ; ni le cadrage, ni le spectateur, ni non plus l’artiste n’y peuvent rien.

Cette peinture, qui laisse voir (tout en se donnant à voir) plutôt qu’elle ne donne à voir, est surface passive d’enregistrement. Le réel y subsiste derrière, tout autour, et il est quasiment impossible d’en abstraire la peinture. Celle-ci a pour ainsi dire transféré à l’intérieur d’elle-même l’indication de ses cordonnées spatio-temporelles, alors que, traditionnellement, est dévolue au seul cadre la tâche de la raccorder au mur. En l’absence d’un tel « débrayeur », il s’avère difficile de séparer la proposition picturale de son ici et de son maintenant, tant la deixis lui est consubstantielle. Pour être encore plus exact, cette proposition entretient une confusion délibérée entre la réalité d’une part, c’est-à-dire le contexte qu’elle indexe et qui appartient au monde possible de son discours et d’autre part le réel en tant qu’extériorité irréductible au discours, reste ou supplément. Cécile Bart retient en la matière la leçon de Niele Toroni, dont les Empreintes de pinceau numéro 50 répétées à intervalles réguliers de 30 cm, ne recouvrent pas le support, et de ce fait laissent voir (indiquent toujours hic et nunc) le lieu où elles sont apposées.

En dépit de la précision des dispositifs d’installation adoptés, il y a donc une grande part de non-intentionnel dans la réalité indexée, en tant que s’y substitue le réel, lequel est pleinement ce qui advient. L’œuvre, ouverte à l’événement (passage des visiteurs, obscurcissement du ciel), l’enregistre, sans toutefois le fixer. Cela situe la proposition à l’opposé d’une désignation précise de l’espace qui, telle une description définie en nommerait des parties. Il y a ici, comme dans le photographique, une deixis passive (alors que le cadrage est une deixis active).

Mais cet effet de caméra que je viens de décrire se dénonce immédiatement comme tel : derrière l’écran, je sais que c’est encore la réalité puisque je peux en déduire le continuum par la contiguïté de ses deux occurrences (voilé et non voilé). Entre les deux, le rapport n’est pas de signification mais bien de supposition.

Pourtant, si je peux comparer ce qui est derrière l’écran à sa référence adjacente, je ne regarde pas les deux tout à fait de la même façon, car ce qui est derrière l’écran est aussi dans l’écran. Le motocycliste hors champ et encadré a comme changé d’espace. Son altérité tient sans doute à cette impression d’ombre, au voile gris qui le recouvre. Ce n’est pas cependant celle d’un simulacre : le monde ne s’est pas dédoublé en sa reproduction comme dans la photographie. Ce grain de réel, cet aspect précisément granuleux que la trame du tissu « teinté » de noir donne au réel, ce grain n’est pas fixé.

Le voilement (littéral et non métaphorique), au même titre que le photographique, l’empreinte ou le moulage, mais aussi l’ombre et le reflet, peut donc être rangé dans la grande catégorie de l’index. Rosalind Krauss la repère au centre de l’œuvre de Marcel Duchamp et voit dans « l’art de l’index, la marque des années soixante-dix [xvii] ». Mais ce ne saurait être le régime sémiotique de la seule modernité. La trace, l’empreinte, l’ombre et le reflet sont aussi aux origines de la peinture occidentale [xviii]. Et le voilement, le cadrage ou la transparence n’inscrivent pas moins une répétition, une différence d’origine. (L’altération qui s’y signale a notamment fourni l’image d’une différence ontologique originaire, à Heidegger.) « Sur le voile, dit Lacan, peut s’imager, c’est-à-dire s’instaurer comme capture imaginaire et place du désir, la relation à un au-delà, qui est fondamentale dans toute instauration de la relation symbolique. [xix] »

Mais peut-on dire pour autant qu’à travers l’écran quelque chose soit présenté ? On est ici à l’opposé de l’esthétique romantique de la Darstellung (que, plus haut, ma citation de Schlegel avait introduite indûment). La Darstellung est une théorie de la vision instauratrice de sens, supposant l’unité de l’expression et de la représentation d’un sujet [xx]. Le paysage romantique naît fondamentalement d’une vision intérieure. Or, ce passant dans la rue ou ce visiteur qui traverse le champ de l’écran dans la salle d’exposition, c’est ce qui se passe, ce qui advient. Comme le photographique ce n’est en rien le produit d’une intentionnalité. Car le réel comme le photographique est irréductible à l’idée d’une instauration du sens par un sujet. Ce qui agit sur l’écran et « à travers lui c’est le réel s’affectant soi-même, c’est-à-dire comme le disait Daguerre, la nature se peignant elle-même [xxi] », soit selon Baudelaire, qui subodorait combien le photographique excédait le symbolique : « un lambeau arraché à la planète [xxii] ».

Le dialogisme propre à la peinture/écran, entre la peinture et le grain de réel, recouvre une tension entre l’intentionnel et le non-intentionnel — une tension déjà présente chez Sol LeWitt ou Niele Toroni (le support peut avoir des accidents et n’est pas préparé pour recevoir Wall Drawings ou empreintes), chez Lawrence Weiner ou Claude Rutault (la prise en charge par des tiers de la réalisation de leurs propositions est sujette à aléas). Cet intérêt pour la façon dont un énoncé, en lui-même déictique, est affecté dans l’acte d’énonciation par son indexation effective dans le réel est d’ailleurs une des grandes originalités des propositions évoquées ici.

Ces réflexions me permettent d’avancer une distinction importante dans l’art de l’index : entre ce qui est indiqué, montré activement et ce qui s‘indique de soi-même ; entre, d’une part, ce qui peut être rapporté à une volonté de désignation précise comme l’est celle du nom propre (à une désignation rigide) [xxiii], ou, plus largement, comme celle de tout démonstratif (ceci, cela), et, d’autre part, ce qui advient autour, ce qui situe sans contour net (ici ou là) ; entre ce qui relève d’un sens anticipé et ce qui recèle un sens trouble. La désignation de l’espace, quand elle se pose en tant qu’énoncé dégageant des types (embrasures, plinthes…) au même titre que toutes les variétés de ready-made, ressortit à un index défini ; le photographique à un index indéfini (aux bords flous, ouvert). Cette distinction ne recoupe pas forcément une distinction entre artistes : on voit bien par exemple que l’utilisation du miroir, ou de dispositifs non descriptifs (ne visant pas une analyse spatiale ou institutionnelle déterminée), chez Daniel Buren [xxiv], correspond à une ouverture de l’index. Chez Cécile Bart, le cadrage est une indexation définie, la transparence (l’effet d’enregistrement) une indexation ouverte. Dans l’un de ses derniers ouvrages, Umberto Eco revient une fois de plus sur le problème du signe iconique et examine les concepts de ground, d’« objet dynamique » et d’« iconisme primaire » chez Peirce. Le continuum derrière l’écran n’est-il pas de l’ordre du ground, c’est-à-dire d’une sensation sans relations, de ce que Peirce identifiait comme firstness  ? « L’iconisme primaire naturel, dit Eco, serait la qualité propre d’empreintes qui n’ont pas encore trouvé (nécessairement) leur objet imprimeur, mais qui se tiennent prêtes à « reconnaître » cet objet. […] Il semblerait que cette icône primaire soit quelque chose comme un trou […] c’est de ce non-être lui-même que l’on peut inférer le format du « bouchon » qui pourrait l’obturer […] [xxv] ». Avant d’être un objet signifiant, une peinture/écran est de la sorte un trou dans l’espace, une disposition qui attend son empreinte.

Un index flou accepte dans l’ordre de l’énoncé l’irruption d’un sens imprévisible. Si l’écran rend les choses grises, cet effet de voilement ne signale donc pas tant la perte inhérente à toute représentation (perte qui place la mélancolie au centre de l’imaginaire pictural), que l’exacerbation d’un trouble visuel, à la fois objectif et subjectif. Il renforce l’effet du réel, son retentissement comme ce qui m’affecte. Étrangeté pour un spectateur troublé, dont il reste à décrire le comportement-modèle que le dispositif requiert.

De l’air

On peut bien imaginer tout d’abord le cas d’un spectateur immobile, face à l’écran, occupant la place du point fixe de la perspective. Dans ce cas, le cadre délimite le monde du sujet, sa représentation. Il en indique la clôture. La réalité vient se coller à l’écran : une adhésion qui capte le regard, le fascine. La surface noire, pour peu que la scène arrière soit suffisamment éclairée, n’arrête pas le regard. Les choses agglutinées, unifiées par un léger gris, ont perdu leur ancrage dans une spatialité déterminée et ne font écran que délocalisées, impalpables ; leur profondeur n’est plus celle d’une étendue mesurable qui obéirait au modèle cartésien du toucher. Il s’agit là de la fonction de voile telle que l’a décrite Lacan : « L’élément symbolique qui fixe le fétiche et le projette sur le voile est emprunté spécialement à la dimension historique. C’est le moment de l’histoire où l’image s’arrête. [xxvi] » Sous cet aspect, l’image fixée sur l’écran serait comme le souvenir-écran de la théorie freudienne. Le fin grain gris dont la peinture/écran dote les êtres et les choses, les transforme en objet présent/absent. La proposition artistique de Cécile Bart ouvre en conséquence la boîte de Pandore thématique de la mélancolie, ce en quoi elle se rattache à une longue tradition artistique.

Les dispositifs mis en œuvre rappellent en effet sur bien des points la scénographie perspectiviste : succession des plans en profondeur (Musée d’art moderne, Paris, juin 1989), déploiement des faces de la boîte scénique (pièce en angle, atelier, mai 1989), position à hauteur de vue ou au sol (ce qui rappelle la porte de la première expérience de Brunelleschi, telle que rapportée par Manetti)… Il n’est jusqu’au fameux voile décrit par Alberti au livre II du Della Pittura, et propre à recevoir le report point par point des lignes reliant l’objet au point focal, qui ne puisse se repérer dans l’écran de Tergal « plein jour » : Tout ceci n’étant valable que dans l’hypothèse fictive d’une improbable immobilité de l’œil, condition nécessaire de sa captation imaginaire.

Or Cécile Bart ne fait pas référence à un point focal (quand Felice Varini y fait appel de façon explicite), ni ne visualise la pyramide lumineuse (comme Michel Verjux). Son œil n’a pas la fixité que suppose la captation imaginaire ; il est au contraire mobile, distrait [xxvii]. C’est qu’à la skenograf…a elle substitue la skiagraf…a, l’écriture de l’ombre et de la lumière productrice de profondeur. Quand on décrit la perspective aérienne comme un perfectionnement de la perspective géométrique, on oublie l’antériorité de la skiagraphia, invention par les Grecs de l’ombrage des objets et des êtres en des peintures « monochromes » perçues comme plus troublantes, pour ce qu’elles restituaient l’illusion d’une certaine épaisseur des choses, que la peinture traditionnelle colorée ignorait [xxviii]. Excellence de l’ombre.

Il faut donc abandonner la fiction schématique plaçant l’écran entre les deux seuls termes de l’œil immobile et de la scène à fixer ; il faut réintroduire la mobilité et la lumière, ce qui revient à décrire une double épreuve (i). Dans la plupart des cas je peux passer derrière l’écran. La peinture y est la même (teinture), mais le cadre, qui oriente l’espace, me signale si je suis devant ou derrière. Les œuvres disposées en miroir insistent sur ce sens des écrans, placés dos à dos (Villeurbanne, septembre 1989) ou face à face (exposition Effets de miroirs, septembre 1989). À Rennes (mai 1989) ou à Sion (église des Jésuites, avril 1990) la logique de la cloison est poussée jusqu’à barrer l’espace : logique du rideau, constitution d’une scène. L’enfilade du Musée d’art moderne (Paris, juin 1989) accentuait l’impression de passage. Dans le passage de l’avant à l’arrière, où la scène se retourne et où je vois sans m’y voir la place que j’occupais, dans cette réversibilité du topos, je sens l’artifice de ma représentation, celui d’un dispositif qui piège mon regard. La bipartition de l’espace se renforce des différences d’éclairage — au théâtre, l’architecte tchèque Josef Svoboda a été l’un des premiers à jouer de la différence d’éclairage à l’avant ou à l’arrière d’un voile ; il a été suivi par beaucoup d’autres scénographes [xxix] — et ce jeu différentiel me fait sentir ma propre place par rapport à la source lumineuse, et introduit donc précisément la lumière en tant que troisième terme, extérieur à la pyramide perspectiviste (ii). Je peux aussi (second mouvement) adopter une position latérale. En vue rasante la transparence se perd, la peinture s’opacifie. Le cadre dur et métallique affirme ses qualités d’objet. De face, cette peinture je ne la vois pas, comme si la projection de ma propre position sur l’écran avait pour effet de m’aveugler. Je ne peux appréhender en même temps la peinture dans sa matérialité et le contexte derrière elle.

La peinture/écran me fait éprouver la schize du regard. Tous ces mouvements me désignent comme le pitre de l’affaire. Toute cette scène me regarde plus que je ne la vois — pour ce que ma vue s’y éprouve travaillée dans sa saisie par un manque irrémédiable, celui d’y trouver sa bonne place. La peinture/écran tient le rôle de la boîte à sardines de Jacques Lacan [xxx], qui « regarde » l’apprenti pêcheur et lui fait sentir combien il fait tache au tableau.

De nombreuses configurations mettent en jeu le pouvoir d’accommodation de l’œil. Celui-ci, en permanence sollicité, doit choisir une distance. Le dédoublement, voire la multiplication des écrans, matérialise une profondeur de champ qui ajoute au cadrage dans la référence à la photographie et au cinéma. Mais, à cette scène aux coulisses plus ou moins télescopées, à cette description partes extra partes de l’espace, la lumière qui baigne l’ensemble ajoute une profondeur toute synthétique. « [Une] dimension première et qui contient les autres, remarquait Merleau-Ponty, n’est pas une dimension, du moins au sens ordinaire d’un certain rapport selon lequel on mesure. La profondeur ainsi comprise est plutôt l’expérience de la réversibilité des dimensions, d’une « localité » globale où tout est à la fois […] [xxxi] »

La transparence de la toile, conquise au terme du processus de désopacification décrit plus haut comme aération, prend ici tout son sens. Car il s’agit bien en peinture de « faire sentir l’air », comme le disait Cézanne [xxxii]. Les peintures/écrans sont inséparables des variations atmosphériques qui en affectent la visibilité. Cette métamorphose incessante dit assez combien le dispositif d’indexation et de spatialisation (configuration interne ou liens avec l’architecture environnante) [xxxiii] suppose la précellence d’un lieu enveloppant, un lieu qui englobe tous les points de vue, un regard primitif.

La transparence des peintures/écrans, leur façon d’être au milieu des choses, les jeux de places et de lumière induits par leurs dispositifs, nous convient à une singulière traversée de la peinture : une traversée instauratrice qui, d’un coup [xxxiv], dispose de l’air et rythme le vide, découpe et relie. Si en tant que voile, les peintures/écrans matérialisent la fonction de captation propre à l’imaginaire, on ne saurait oublier la façon dont elles font droit au réel. Pour bénéfice de l’expérience, rien moins qu’une introduction à l’ordre du regard.

 

Notes

*Version originale française, revue et augmentée de « Travesía de la pintura », trad. du français par Milena Ghariani, in catalogue Cécile Bart, Madrid, Galería Juana Mordó, 1990.

[i] . Le terme, on le sait, est de Daniel Buren. Comme les empreintes de pinceau de Niele Toroni, l’outil de Cécile Bart utilise la substance picturale. Tous parlent de peinture, mais Buren penche plutôt du côté du nominalisme, Bart et Toroni, de celui du cratylisme.

[ii] . Cf. Meyer Schapiro, « On some Problems in the Semiotic of visual Art, Field and Vehicle in Image-Signs », conférence, 2e colloque international de sémiotique, Kazimierz (Pologne), septembre 1966. Publié in Semiotica, I, 3, 1969 ; trad. fr. Jean-Claude Lebensztejn, in Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1982, p. 7-34.

[iii] . Hubert Damisch (1977) parle d’un « moment pré-thétique », et renvoie à l’« hypo-icône », que Peirce concevait comme une icône antérieure à la relation d‘interprétance. Cf. ici même, infra, note 25 et le passage correspondant.

[iv] . Dans son sens métaphorique. Transparence et opacité est le titre de la thèse de Philippe Junod (1976) sur Konrad Fiedler. Opacité de la peinture, est celui d’un ouvrage de Louis Marin (Paris, Usher, 1988) sur la peinture du Quattrocento, lequel traite, entre autres, des relations de certaines peintures avec l’architecture qui les abritent. Cf. aussi François Récanati, La Transparance et l’énonciation. Pour introduire à la pragmatique, Paris, Seuil, 1979.

[v] . Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 82.

[vi] . École nationale des beaux-arts de Dijon, 1986.

[vii] . Galerie Claire Burrus, Paris, respectivement mars 1988 et janvier 1989.

[viii] . Galerie Georges Verney-Carron, Villeurbanne, février 1989.

[ix] . Galerie Claire Burrus, Paris, janvier 1990.

[x] . « Autocritique de Reinhardt », Iris-Time, Paris, Iris Clert, 10 juin 1963. Version originale in Art as Art. The selected writings of Ad Reinhardt, éd. par Barbara Rose, New York, Viking Press, 1975.

[xi] . Michael Baxandall, Shadows and Enlightenment, Londres, Yale U.P., 1995 ; Ombres et Lumières, trad. fr. P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 1999, p. 11. La surface des peintures/écrans, perd sa propriété de réflexion, vue de face. ; elle la retrouve, de biais. Cet effet paradoxal provient du caractère anisotrope de la surface (cf. Baxandall, p. 17-19).

[xii] . Cf. les trois catégories du signe selon Peirce : l’index, l’icône et le symbole.

[xiii] . Cité in Roland Recht, La Lettre de Humboldt, Du jardin paysager au daguerréotype, Paris, Christian Bourgois, 1989, p. 23. Pour une autre traduction : A. W. Schlegel, « Die Gemälde », Athenaeum, vol. II, n° 1, Iéna, 1798 ; Les tableaux, trad. fr. A.-M. Lang, Paris, Christian Bourgois, 1988, p. 50.

[xiv] . Cf. Pascal Bonitzer, Peinture et Cinéma. Décadrage, Paris, Cahiers du cinéma/Editions de l’Etoile, 1985. Il faudrait ici longuement commenter la référence toujours latente au cinéma, et l’intérêt que Cécile Bart porte à cet art. [Cf. son article récent « Les visiteurs du jour », Art absolument, n° 4, Paris, décembre 2003.]

[xv] . Hubert Damisch, L’Origine de la perspective, Paris, Flammarion, 1987 ; voir notamment la 1re partie, § 3, p. 53-63. Une gravure d’Abraham Bosse, Les perspecteurs, montre l’artifice d’un sujet emportant avec lui sa pyramide visuelle.

[xvi] . Sur le rôle du cadre dans la peinture et l’art récent, cf. deux catalogues contemporains des débuts de l’artiste (Le cadre & le socle dans l’art du 20ème siècle, Dijon, Université de Bourgogne, 1987 ; Cadres en l’aire, Rennes, Centre d’histoire de l’art contemporain, 1987), ainsi que Germano Celant, Il limite svelato. Artista, cornice, publico, Milan, Electa, 1981 ; « Framed : Innocence or gilt », Artforum, vol. XX, n° 10, New York, juin, 1982, p. 49-55. Le catalogue de Dijon (p. 6-19) contient un article de Jean-Claude Lebensztejn, « À partir du cadre », désormais in Annexes de l’œuvre d’art, Bruxelles, La Part de l’Œil, 1999, p.181 sqq.

[xvii] . Cf. Rosalind Krauss, « Notes on the Index », October, n° 3, été, et n° 4, automne, 1977.

[xviii] . Philippe Dubois (« L’ombre, le miroir, l’index. A l’origine de la peinture : la photo, la vidéo », Parachute, n° 26, Montréal, 1982, p. 16-28) voit dans l’index une catégorie plus épistémologique que sémiotique et en décèle la présence à l’origine de la peinture dans le rôle joué par l’ombre et le reflet. Il semble cependant confondre index et métonymie. On pourrait citer de nombreux exemples de recours au miroir comme mode d’indexation, de Pistoletto à John Knight en passant par les verres dont François Perrodin recouvre ses peintures. Maurice Merleau-Ponty, dans L’Œil et l’Esprit, s’interroge sur ce que l’on voit « à travers l’épaisseur de l’eau » et en pointe l’altérité.

[xix] . Jacques Lacan, Séminaire, livre IV-La relation d’objet, (1956-1957), Paris, Le Seuil, 1994, p. 157.

[xx] . Cf. Jean-Marie Schaeffer, « Empreinte photographique et esthétique de la Darstellung », Recherches poïétiques IV, La Présentation, Paris, CNRS, 1985, p. 93-104 ; L’Image précaire. Du dispositif photographique, Paris, Le Seuil, 1987. Le propos de Roland Recht (op. cit.) est a contrario de montrer les liens qui unissent photographie et romantisme.

[xxi] . Jean-Marie Schaeffer 1985, op. cit., p. 98.

[xxii] . Charles Baudelaire, « Salon de 1859. Le public moderne et la photographie ».

[xxiii] . La théorie du nom propre a été largement discutée par de nombreux auteurs (dont Kripke [1972]), jusqu’à son exportation dans le champ de l’analyse de l’art moderne par Thierry de Duve (Au nom de l’art, Paris, 1989). Ducrot (chapitre « Référence », Nouveau Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Le Seuil, 1995, p. 310-311) note qu’il y a du déictique dans les descriptions définies, dans les démonstratifs et dans les noms propres.

[xxiv] . Rosalind Krauss, dans ses Notes on the Index, ignore les œuvres de Daniel Buren, pourtant bien antérieures à celles des artistes qu’elle cite.

[xxv] . Umberto Eco, Kant et l’Ornithorynque [1997], trad. fr. J. Gayrard, Paris, Grasset, 1999, p. 113. Cf. également, § 1.11., p. 55-57 : « Le sens du « continuum » », § 2.8., p. 102-122 : « Relecture de Peirce », et chap. 6., p. 347-406 : « Iconisme et hypoicônes ». Dès Segno (Milan, Isedi, 1973) et le Trattato di semiotica generale (Milan, Fabbri/Bompiani/Sonzogno, 1975), Eco postulait comme « seuil sémiotique », un continuum de transformations présupposé par toute sémiosis. Sur le référent chez Eco, cf. Patrizia Violi, « Eco et son référent », communication au colloque Au nom du sens. Autour de l’œuvre d’Umberto Eco, (Cerisy-la-Salle, 29 juin-9 juillet, 1996), Actes du colloque, Paris, Grasset, 2000, p. 21-40.

[xxvi] . Jacques Lacan, op. cit., p. 157.

[xxvii] . Sur la distraction, cf. l’analyse d’Éric de Chassey in catalogue Cécile Bart, Aarau, Kunsthaus, 1998.

[xxviii] . Dans skiagraf…a, qui signifie usuellement « esquisse », il y a le radical skia, l’ombre. Le terme se trouve dans plusieurs textes grecs relatifs à la peinture, notamment dans ce passage d’Hésychius : « Ombre, ombre portée, surfaces obscures qui répondent à la surface coloriée. D’aucuns appellent skiagraphie la skénographie. » (Adolphe Reinach, Textes grecs et latins relatifs à l’histoire de la peinture ancienne. Recueil Millet [1921], Paris, Macula, 1985, fragment 195.) Philippe Dubois (op. cit.) ne retient que l’anecdote rapportée par Pline de la fille de Dibutades, potier de Sicyone faisant le relevé de l’ombre de son amant qui doit partir (Pline, Historia Naturalis, livre 35).

[xxix] . Cf. Denis Bablet, Josef Svoboda, Prague, Divadelni ustav, 1966.

[xxx] . Jacques Lacan, Séminaire, livre XI – Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Le Seuil, 1973, p. 88 sq.

[xxxi] . Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et L’Esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 65.

[xxxii] . Paul Cézanne, Lettre à Émile Bernard, 15 avril 1904, in Conversations avec Cézanne, éd. M.-M. Doran, Paris, Macula, 1978, p. 27. Cf. également Joachim Gasquet, Paul Cézanne, Paris, 1921 : « Le magnifique, c’est de baigner toute composition infinie comme celle-ci, immense, de la même clarté atténuée et chaude et de donner à l’œil l’impression vivante que toutes ces poitrines respirent véritablement, mais là comme vous et moi, l’air doré qui les inonde. »

[xxxiii] . Pour le dire en termes sémiotiques, si l’indexation appartient à l’énonciation énoncée, elle présuppose l’énonciation proprement dite, c’est-à-dire l’acte qui en est l’origine.

[xxxiv] . On est ici assez près du coup de dé mallarméen et de son effet spatialisant : métaphore de la création, en spatialisant, il instaure un ordre.