Yan Pei-Ming

Quiproquo esthétique

Publication : Christian Besson, Yan Pei-Ming, Paris, Hazan, 1999]

Extrait (début)

« L’exotisme n’est donc pas une adaptation ; n’est donc pas la compréhension parfaite d’un hors-soi-même qu’on étreindrait en soi, mais la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle. Partons de cet aveu d’impénétrabilité. Ne nous flattons pas d’assimiler les mœurs, les races, les nations, les autres ; mais au contraire réjouissons-nous de ne le pouvoir jamais, nous réservant ainsi la perdurabilité de sentir le Divers. »
Victor Segalen

La peinture est monochrome, noire — elle aurait pu être vermillon de Chine —, exécutée avec brio, selon quelque recette renouvelée du far presto. Le Grandiose Timonier, Grandiose Leader, Grandiose Général en chef et Grandiose Maître à penser, Soleil rouge suprêmement rouge qui éclaire tous les cœurs, applaudit. Son regard se porte au-devant des tribunes et passe, impérial, par-dessus l’armée intrépide et victorieuse qui défile ; il n’a pas besoin de se poser. Il acclame le peuple guidé par le grandiose, glorieux et infaillible Parti communiste, les succès prodigieux, immenses et toujours plus grands de l’édification socialiste, mais aussi, et sans doute, lui-même. Il se voit comme en miroir, statufié, assis sur la place Tian’anmen, les yeux fixés sur son propre portrait suspendu en vis-à-vis, de l’autre côté de la place ; ou encore il assiste au tableau de masse réalisé par vingt-trois mille exécutants faisant apparaître son visage géant. On sent combien la pensée du Guide est toujours lumineuse, éclaire toujours le chemin du progrès pour le peuple chinois. Figé pour l’éternité grâce à l’artifice photographique, il a certainement, sur l’imprimé qui a servi de modèle, le visage rose et radieux. Quant aux spectateurs de cette apparition publique, à entendre leurs ovations, on ne doute pas de leurs sentiments d’amour brûlant et d’enthousiasme sans limites [1].

Les grands portraits monochromes de Mao, que nous aimons tant chez Ming, sont pour nous l’objet d’une double reconnaissance : ils nous confortent dans l’idée que nous nous faisons de la Chine, comme dans celle, sans doute tout aussi convenue, que nous avons de l’art contemporain. Reprenant par le format et la pose les portraits officiels qui, culte de la personnalité oblige, ont été diffusés à compter de 1962 à des millions d’exemplaires (en même temps que les litanies du fameux Petit Livre rouge mis au point par Lin Biao retentissaient par tous les haut-parleurs de la République populaire), ils détournent l’image du Grand Dirigeant ; ils en délaissent l’esthétique réaliste socialiste empruntée au Petit Père des peuples, et fixée par Mao Zedong pour son compte, en 1942, dans sa fameuse intervention aux Causeries de Yan’an sur les lettres et les arts. D’autant plus incrédules que s’éloignent les années maoïstes, nous pouvons aujourd’hui stigmatiser sans grand effort un tel art de propagande. Nous acquiesçons à bon compte à ce qui, venant d’un peintre admis dans le Gotha de l’art contemporain, ne saurait être qu’une charge ironique ; l’artiste a su mettre les rieurs de son côté ! Ne nous donne-t-il pas en prime tous les signes complices d’une accréditation occidentale en ayant le culot de bon aloi d’adopter, quarante ans après, la facture de la peinture gestuelle abstraite — celle d’un Soulages ou d’un Franz Kline —, à grands coups de brosse mal léchée ! le noir et blanc, qui efface le chromatisme d’origine, ajoutant à cela la pincée de sel nécessaire à ce qui semble bien n’être qu’une entreprise de démolition des chromos surannés du Grand Timonier.

Nous nous trompons. Une telle ironie n’est pas chez Ming. Les portraits officiels qui ont orné le ciel de son enfance s’auréolent pour lui d’être aussi et encore une image de (la) Chine, et, en dépit de toutes les démaoïsations survenues, il aime certainement trop son pays natal pour toucher sans équivoque à cette image (de même que le regard que portent les artistes immigrés russes, Komar et Melamid, sur le Staline de leur enfance est empreint d’une affection ambiguë). Ni les portraits aux accents occidentaux par trop évidents ni les excursions plus récentes du côté du paysage, de la nature morte et même du nu, n’effacent la sourde ambivalence qui émane d’une peinture qui nous constitue, par son adresse enjoleuse, en parfaits chinese watchers. Si nous sommes aussi facilement enclins à la recevoir, ne serait-ce pas en vertu de quelque fascination pour la conversion opérée et pour les frissons d’exotisme qu’à l’heure des hybridations culturelles elle nous procure à bon compte ? Il faut peser la rouerie avec laquelle elle nous regarde. Constituée dans le passage et la traduction, la transposition et la métamorphose de thèmes, le changement de systèmes catégoriels, elle ne cesse à notre égard de jouer du quiproquo ; nous pressentons combien elle sait se préserver et conserve cette sorte d’impénétrabilité dont parle Segalen.

[…]

[1]. La plupart des qualificatifs et expressions utilisés dans ce paragraphe sont cités par Simon Leys, 1998 a, p. 373. (On trouvera les références complètes des ouvrages cités dans la bibliographie qui fait suite au texte.)