Art Worlds et Res publicita

Article paru in cat. de l’exposition Art & Publicité 1890-1990, Centre Georges Pompidou, Paris, 1990, p. 478-497.

Les années quatre-vingt auront été celles du postmodernisme, entendu comme fin des grands récits politiques[1] – leur implosion laissant place à un nouveau signifiant maître : l’économique. Commencées dans les palinodies du post-modernisme architectural et pictural[2], et son historicisme ou culturalisme de bazar, elles s’achèvent dans l’assomption du publicitaire – lieu paradigmatique de la simulation[3] et de l’épuisement du sens.

En vrac : années du Palace et des Bains-douches, de Reagan, Mitterrand, Thatcher et Gorbatchev, du High-tech, de Memphis, du gris et de l’halogène, de la nuit des Publivores et de celle des galeries, du revival des années cinquante et du psychédélique, de Solidarnosc et de Jean-Paul II, des potes et des Band-Aids, du Macintosh, du minitel et de la carte bancaire, des manipulations génétiques, de Platini, de Prost et de la chute libre à l’élastique, du néo-libéralisme et du socialisme à la française, de la Perestroïka et de la Vereinigung, de l’esthétique pub au cinéma, de la politique spectacle, des résurgences du fascisme, des néo-conservateurs, de la dette et de l’intégrisme, des restaurants du cœur, de la drogue et du sida, des jeux de rôle et de Lyotard, de Baudrillard, de l’effondrement du mur et de celui des partis communistes, du Rap et de la Ware-House, des Yuppies et de Tapie, de Prince et de Madonna, de Séguéla et de Madison Avenue, des magnétoscopes, des compacts et du zapping, du Heap et des japonais de la place des Victoires, des branchés, de la mode et des créatifs de tout poil, de la Pub et encore de la Pub[4].

Avec ses graffiti writters, l’East Village, et le Fun, les foires d’art et les expositions spectacle, le retour au baroque, la Transavanguardia et les Neue Wilden, la Pittura colta et les anachronistes, la nouvelle sculpture anglaise, l’énergisme, l’hypermaniérisme et l’inexpressionnisme américain, Beaubourg, la Bastille et les musées allemands, les Neo-Geo, néo conceptualistes et Neo-Pop, les mécènes et les sponsors, le marché, ses vedettes, ses côtes et ses coffres, Jack Lang et les Frac, les curators et les simulationnistes (chacun pourra compléter à loisir), la scène artistique n’a pas démérité de la vacuité publicitaire.

Que l’on maintienne la fonction utopique d’une opinion publique capable de ressaisir les enjeux de la communication (Habermas[5]), ou que l’on pronostique la fin du social (Baudrillard[6]), on est bien obligé de constater que le déclin de l’espace public se fait, pour l’heure, au plus grand profit du Publicitaire. Au-delà de la publicité, au sens strict du terme, qui est là comme un arbre cachant la forêt, un principe très général de production et de circulation des signes accède à une position dominante : la visibilité étend partout son impératif et bouscule l’ancien partage entre privé et public ; la « médiatisation » et la publicité s’imposent comme modes de communication sans retour (feed back). La Res publicita a détrôné la Res publica.

Si l’on veut bien comprendre, en mesurant la « façon dont toutes les choses se disposent publicitairement », que la publicité, « n’ayant plus de territoire propre ni de finalité objective, […] joue comme opérateur de visibilité[7] » – agitant, comme en sous-main, bien d’autres secteurs que le sien propre –, on se fera obligation d’examiner tout d’abord l’existence, au premier degré, dans l’art, de la publicité. Une omniprésence, pour tout dire, qui peut se repérer sous deux rapports : 1. celui du devenir publicitaire du monde de l’art qui emprunte à la publicité ses méthodes organisationnelles et ses stratégies ; 2. celui du nouvel enjeu que l’art lui-même représente pour le pouvoir économique, en tant que support stratégique.

1.

Le marché des avant-gardes, jusque-là demeuré un milieu relativement fermé, a fait place (parfois à partir des mêmes lieux et des mêmes acteurs qui ont réajusté leur positionnement[8], mais aussi en liaison avec de nouveaux courants plus directement accessibles[9], ayant suscité leurs propres réseaux concurrentiels) à un nouveau système marchand. L’accroissement exponentiel du marché et de ses instances aboutit à une mutation structurale profonde qui ne se réduit pas à une différence de degré[10]. À partir du début des années quatre-vingt aux USA les Yuppies, bien informés, ont commencé à investir avec efficacité. En 1986 le Wall Street Journal constate que le nombre de sociétés (Corporates) collectionnant l’art a augmenté de 50 % en cinq ans et atteint le millier. Un tableau de Kiefer qui coûtait entre 7 et 15000 dollars en 1981 atteignait un demi-million en 1989. Saatchi en revendant en 1985 cinq œuvres de Chia (lui aussi très coté) en faisait baisser la cote[11]. Les cotes élevées d’artistes rapidement promus (Basquiat, Harring…), la spéculation des Corporates, la circulation accélérée des œuvres, le dumping du marché, l’accès de la production des jeunes artistes aux ventes aux enchères, sont autant de signes de cette mutation. Elle se caractérise en profondeur par la substitution d’une production rapide de la valeur à une réalisation plus lente (le placement à long terme[12]), Par cet affairisme spéculatif d’un type nouveau en art, et en acceptant de voir la cotation vérifiée rapidement et fréquemment, le marche de l’art se rapproche du marché boursier, plus liquide, plus flexible, où les prises de bénéfice sont réalisées à court terme et où règne une relative transparence. Ce nouveau mode de production correspond à la vision de la sociologie de l’art américaine (Howard S. Becker[13]), qui conçoit des mondes de l’art (Art Worlds) plus ou moins concurrentiels et à l’intérieur desquels les différents acteurs se mobilisent en vue de la poursuite d’objectifs communs : la promotion de produits nouveaux (leur différence) ou la défense de valeurs établies cristallisent la solidarité de ces acteurs (artistes, critiques, conservateurs de musée, commissaires d’expositions curators[14], marchands, courtiers, collectionneurs, investisseurs, agents de l’État et des collectivités locales…) qui, chacun à leur place, agissent en fonction de leur pouvoir et de leur compétence. Du point de vue économique, et j’en fais ici l’hypothèse, le marché peut être décrit dans les termes de la théorie des jeux[15] avec son cœur, ses coalitions et ses équilibres coopératifs, ses leaders, ses challengers, ses outsiders et ses followers, ses winners[16] et ses losers, et l’interdépendance stratégique de ses agents. Les stratégies optimales sont fonction des coups joués (draws), de la compétence des agents et de la crédibilité des coalitions. Le cœur, dans une phase donnée, est constitué de l’ensemble des comportements dont les agents se dissuadent mutuellement de changer (la persuasion étant plus ou moins intériorisée). Le terrain est la scène artistique. La crédibilité des coalitions repose sur leur potentiel financier La compétence des agents réside dans leur professionnalisme. Le jeu est de type non fini et la réalisation de la valeur soumise aux aléas (cote, fortune critique). Ce jeu n’est peut-être pas complétement nouveau. Ce qui l’est, c’est que l’ensemble de ses instances (terrain (a), crédibilité (b), compétence (c), coups (d), réalisation de la valeur (e)…) et des règles qui les régissent sont l’objet d’une insidieuse absorption par la Res publicita. Le jeu est entré dans une nouvelle phase. Son cœur – ce que vise ironiquement Hans Haacke quand il dit que « l’art est une affaire de consensus » – a changé.

a) La scène s’est déplacée. L’art n’est plus dans les œuvres uniquement, mais aussi dans la « montre » au sens où Baudelaire employait encore ce terme pour parler des vitrines et des étalages de marchandises dans les magasins. Cette scène n’est plus le « public », l’ensemble des amateurs, appréciant et jugeant selon leur goût, mais une scène médiatique constituée de l’ensemble hétérogène des expositions, des magazines, des revues spécialisées, éventuellement de la grande presse, de la télévision… Elle est l’objet d’enjeux qui conduisent certains agents à changer de rôle : collectionneurs organisant ou suscitant des expositions[17], créant leurs propres lieux de monstration[18], curators-courtiers[19], galeristes finançant des articles ou des revues[20], artistes ouvrant des galeries[21]… On peut trouver des précédents par le passé à tel ou tel comportement. Ce qui est significatif, c’est l’ensemble convergent de ces faits. Ce cadre général explique la multiplication des expositions, mais aussi celle des magazines, leur couleur et leur papier glacé[22] souvent disponibles en kiosque et faisant une large place à la publicité des galeries et des institutions. L’apparition d’articles ou de reportages sur l’art contemporain dans des magazines non spécialises[23], la multiplication de photographies d’artistes dans leurs lofts ou ateliers[24], de collectionneurs au milieu de leur collection[25], d’interviews de curators ou de conservateurs de musée, ont contribué à faire de l’art un style de vie (ce qui est un concept publicitaire-clé[26]) L’autopromotion globale du milieu de l’art tend à se substituer à la diffusion des œuvres elles-mêmes. De nombreuses publicités de galeries ou de musées ne montrant plus que des « vues d’installations » ou « vues de l’accrochage[27] » – c’est-à-dire l’espace promoteur. La sociologie de l’art, française, empêtrée dans des contradictions (objectives) inextricables quand il s’agit de définir la population des artistes, a recouru depuis peu au critère de visibilité sociale[28] (les enquêtes américaines ne retenaient déjà que les participations aux expositions) – ce qu’un journaliste boursier[29], sans autre état d’âme, avait déjà inventé en créant le Kunst Kompass qui donne chaque année le classement des cent premiers artistes, en particulier aux USA., en tenant compte de leurs ventes, de leurs expositions et de leur présence dans les médias spécialisés (ces deux derniers facteurs donnant plus ou moins de points selon l’importance qui leur est attribuée), le tout pondéré sur plusieurs années pour éviter les écarts trop fictifs ; la position obtenue étant en définitive fonction de la visibilité des institutions et des médias eux-mêmes : être artiste c’est à terme réussir économiquement et se faire voir (montrer ses œuvres), dans les institutions en vue et dans les médias porteurs de la profession. Le métier de conservateur semble soumis à la même pression : le principal souci est « de se faire une réputation vis-à-vis de la communauté des musées, constituée par les donateurs, les administrateurs, les amateurs d’art, les spécialistes d’histoire de l’art et – surtout – les autres membres de la profession[30] », « Le conservateur impresario a remplace le conservateur qui s’occupait de la gestion et attendait que ses supérieurs partent à la retraite[31] ». Les galeries, dont certaines possèdent une dimension internationale, s’occupent de trouver pour leurs artistes d’autres galeries succursales (friendly galleries), et d’en placer les œuvres dans les grandes expositions internationales, agissant ainsi en véritables représentants ou services de promotion. (Ainsi, tel organisateur d’une grande exposition internationale peut déclarer : « cette exposition n’existe pas non plus en dehors du marché de l’art[32] »), Tout logiquement, tel galeriste-courtier, qui présentait d’abord des œuvres dans son appartement, a fini par se déclarer agent d’art (Ghislain Mollet-Viéville en 1985[33]).

b) Les coalitions, en droit internationales et qui le sont plus ou moins en fait, conservent cependant une forte base nationaliste. Les USA disputent la première place à l’Allemagne. L’Italie et l’Angleterre subissent un recul. La France qui a pourtant de bons atouts ne découvre que tardivement la nécessité des coalitions combatives. Cependant la crédibilité des coalitions (la soi-disant suprématie culturelle de telle ou telle) est davantage fonction de leur capacité, à terme, de mobiliser internationalement des capitaux. À cet égard, des scènes comme celles de la Hollande, de la Suisse et de la Belgique ont su optimiser leur position. L’identité nationale n’est plus dans tout cela qu’un argument de vente entre autres[34]. L’optimalisation économique passe par le libre développement et l’exploitation du bénévolat de périphéries expérimentales, intégrées et rentabilisées dans un deuxième temps. Les dépenses latérales, encore considérées comme improductives et laissées à la charge du secteur public (en tant que médiation sociale[35]), ont tendance à être prises en charge par les agents économiques (galeries, investisseurs…) directement concernés par le jeu. Une partie de plus en plus grande des investissements privés passant dans la publicité qui est faite autour. Collectionner ne se réduit plus à acheter et stocker. C’est devenu largement la gestion médiatique de la collection. Le catalogue de collection privée, souvent volumineux, est dès lors un genre éditorial important[36]. La « dépense somptuaire » est moins un outil de distinction sociale qu’un argument de dissuasion, un bluff publicitaire.

c) Les artistes américains, formés à l’université, sont dotés de solides bases théoriques, et savent manipuler les concepts du criticisme, de l’histoire de l’art ou de l’esthétique. Dans les universités des cours préparent au MBA (Master Art Business). « Ces cours apprennent aux artistes comment présenter leurs diapositives, comment parler de leur travail, comment trouver une galerie, comment lire et écrire des textes critiques, comment organiser des expositions, etc.[37] » En France, dans les écoles des Beaux-Arts, on a commencé de même à parler de médiatisation de l’art et certains directeurs ont adopté comme mot d’ordre le professionnalisme. Une école de médiateurs d’art s’est ouverte au centre d’art Le Magasin (Grenoble). Le profil même des directeurs et enseignants pourrait bien changer (le responsable du projet Euro-Disneyland est l’ancien président de Cal Arts (California Institute for the Arts, Los Angeles) ou enseigne John Baldessari et d’où sont sortis des artistes comme David Salle, Eric Fishl ou Matt Mullican[38]). Dans les écoles, l’efficacité de la formation passe par les cours de culture générale et d’histoire de l’art et surtout par les bibliothèques qui se sont dotées (pour les écoles les plus performantes) de rayons de catalogues internationaux, abondamment fournis. Un système de diffusion s’est mis en place[39] et les librairies spécialisées se sont multipliées à Paris ou en province, certaines en liaison avec des lieux d’exposition. L’information est devenue clairement un atout majeur. Les conflits de compétence entre architectes, programmateurs et conservateurs lors de la construction de musées, portent sur la maîtrise des données de la « montre ». La compétence médiatique des curators[40], organisateurs d’expositions, est un facteur de déclassement pour les traditionnels conservateurs. Pour tous les joueurs, la compétence (le professionnalisme) est fonction de la maîtrise de l’information et du savoir-faire médiatique qui supplantent désormais tous les savoir-faire traditionnels.

d) Le jeu se déroule donc sur un terrain médiatique avec des moyens financiers. Un énoncé artistique, les œuvres nouvelles de tel leader (« j’ai fait de nouvelles pièces »), les expositions phare, les « articles de fond », la publication de dossiers, l’édition de livres et de catalogues, un nouvel « isme » lancé par tel critique, les ventes valorisantes, le lancement d’un outsider ou d’un nouveau groupe sont autant de coups (draws). Ces coups variés ont lieu en terrain découvert cependant certains mouvements sont peu vérifiables : le prix des ventes, les jugements favorables de tel conservateur, les projets d’expositions sont l’objet de manipulations, de bluffs et d’intox. Ces coups doivent être coordonnés. Ils donnent donc lieu à une distillation stratégique. L’occupation du terrain médiatique est un impératif d’extensivité qui ne contredit la loi duchampienne de la rétention qu’en apparence. Les coups restent comptés, mais toujours immédiatement extensifs (sans retard). Ce qui compte c’est d’être présent et de tenir le terrain. Aussi, l’omniprésence, la multiplication des participations à des expositions internationales, comme la production en partie déléguée, sont devenues des conduites payantes. « A bruit secret » – qui pouvait résumer l’orchestration duchampienne de la rumeur (par le silence), dans l’après-coup, et avec le retard nécessaire – doit être reformulé en un « à bruit pas trop secret, et le plus rapidement possible », La stratégie duchampienne était déjà publicitaire, mais à l’intérieur d’un monde de l’art qui ressemblait plus à celui de Danto ou de la théorie institutionnelle de Dickie[41] – correspondant encore à une communauté de jugement abstraite (le public) – qu’à des mondes de l’art opérant dans un marché à rotation rapide, davantage transparent (tel que décrit plus haut) et soumis à la Res publicita.

e) La production de la valeur est le but du jeu. Raymonde Moulin y voyait un double pari économique et culturel[42] : sanction du marché, sanction de l’histoire de l’art et du musée. Or le musée et l’histoire de l’art, en tant qu’instances de légitimation sont de plus en plus contournés par des organes de substitution : musées ou espaces de monstration privés avec leurs catalogues, revues financées par des galeries, critiques et curators free-lance tributaires du marché, tendent à reléguer au second plan les instances traditionnelles de légitimation. Dans le procès de légitimation critique, on distinguera le texte, le paratexte (Gérard Genette rassemble sous ce terme le titre, la préface, la table des matières et on pourrait ajouter pour les catalogues les bio-bibliographies et les colophons) et la fable (ce qui se dit d’une œuvre ou d’un artiste, de ses débuts, de sa carrière…) La profusion éditoriale a pour effet de reporter le lecteur aux notes, à la conclusion, au colophon, et aux renvois bibliographiques qui lui permettent de situer ce qu’il a en main rapidement et sans plus de peine (de toute façon personne n’a le temps de lire tout ce qui paraît). Le texte est soumis à des effets de brouillage : pseudo-concepts, fausses références, détournements de pensée… Collins & Milazzo[43] dont les choix se retrouvent dans la collection Saatchi ont produit à cet effet une littérature critique, exemplaire par son style prodigue en superlatifs, en permanence autoréférencée et volontairement ignorante de l’histoire de l’art. Ils ont mis en œuvre, avant la lettre, le programme de Baudrillard d’une « théorie qui ne peut se contenter de décrire et d’analyser » mais doit faire « événement dans l’univers qu’elle décrit », qui doit « s’arracher à toute référence et ne tenir son orgueil que du futur[44]. Ce style auto-proclamatif (selffulfilling prophecy) est un style publicitaire : « L’agent publicitaire a succès est le maître d’un art nouveau : l’art de rendre les choses vraies en affirmant qu’elles le sont. C’est un adepte de la technique des prophéties s’accomplissant elles-mêmes[45]. » Cependant la production critique courante a encore recours à l’argument d’autorité : bien ou mal citée, peu importe, la masse globale dans la critique des références à Barthes, Lacan, Derrida, Benjamin, Thom, Lyotard, Baudrillard, etc. a apporté son poids de plus-value intellectuelle nécessaire. Le volume global du texte et le paratexte importent seuls dans cette stratégie de production de la valeur (en dehors de tout sens et bien sûr au détriment de l’intelligence des autorités convoquées). De la même façon qu’au début du siècle, la peinture qui a toujours eu du mal à faire croire à sa troisième dimension, s’en trouva une quatrième, Einstein, Riemann et Lobatchewski à l’appui, on rencontre ces temps-ci pas mal de catastrophes et de fractales ! Quant à la fable, on se reportera au savoureux épisode commenté par Benjamin Buchloh[46] de l’accident d’avion de Beuys « découvert en pleine nature parmi les débris de son JU 87 » et à la photographie du même debout à côté de l’engin posé au sol avec la légende « Joseph Beuys après un atterrissage forcé en Crimée en 1943 ». Tous les débuts soigneusement montés en épingle sont des décorations publicitaires. À cet égard, les rapports du centre avec la périphérie ont permis de broder nombre de pourpoints. Tels les épisodes de la galerie Nature Morte (Peter Nagy) ou du Group Material dans l’East Village[47], ceux de Fashion Moda et de la Workshop de Team Rollins dans le Bronx, les graffitis de Keith Haring et les collages sauvages d’affiches ou d’autocollants de Jenny Holzer… Ces faits ont existé et leur intérêt intrinsèque est incontestable ; mais leur fonction – disons cinq à dix ans plus tard – est tout autre que celle du geste d’origine. L’exotisme urbain, par son rappel, se fait signe de différence, aura publicitaire. Avec le Bronx et le métro la scène new-yorkaise a su fabriquer son accident d’avion en Crimée ! Elle a de toute façon gagné une phase du jeu.

2.

Si l’art obéit à l’injonction médiatique, d’un autre côté il est devenu lui-même un média porteur. Dans le champ culturel il a déclassé le théâtre dont la fréquentation a baissé. En France, la création des Fonds régionaux d’art contemporain (Frac), l’impulsion donnée depuis 1981 au secteur des arts plastiques, ainsi que certaines commandes publiques, ont largement contribué à populariser l’action du ministère de Jack Lang. Dans de nombreuses régions, ces Frac ont été des instruments de « valorisation d’une instance politique nouvelle encore peu affirmée[48] ». On ne dispose malheureusement pas d’étude chiffrée, dans le domaine des arts plastiques, qui ferait la part entre les subventions directement productives et celles portant sur la médiatisation des événements subventionnés ou la propre médiatisation des états ou collectivités territoriales subventionneurs. On peut cependant constater que ce qui se vend dans « la ruée vers l’art », « l’automne des arts », « le mois de la photographie », c’est le metteur en scène-promoteur (éventuellement bailleur de fonds) d’un ensemble d’événements. (Cependant l’action du ministère de la Culture en France, du National Endowment for the Arts, et du New York State Council of the Arts, joue également un rôle d’exploration des périphéries déguisé en un discours social, – ce qui nous ramène au paragraphe précédent (b) – paradoxalement plus vivace aux USA qu’en France.) Le secteur privé a pleinement saisi l’enjeu que représentait l’art dans ses propres « stratégies de communication sociale » : l’image de marque des multinationales[49] comme Mobil ou Exxon se retrouve dans les campagnes publicitaires où elles annoncent leur Public Broadcasting Service. Le sponsoring est un « levier qui permet de promouvoir l’image de marque de la compagnie[50] ». En Angleterre, à Londres, une importante collection a ouvert ses portes au public en 1985 – celle de Charles et Doris Saatchi, ornement visible de la réussite commerciale d’une des plus grandes entreprises mondiales de publicité et de relations publiques : Saatchi & Saatchi (promoteur entre autres des campagnes électorales de Margaret Thatcher[51]). Le président de Havas et Eurocom (22 % du marché français des agences de publicité en 1981), André Rousselet (conseiller personnel en 1981 de François Mitterrand[52]) est propriétaire de la galerie de France (l’engagement est dans ce cas discret) Citons encore Georges Verney-Carron de l’agence RP Plus à Villeurbanne qui a ouvert une galerie dans ses locaux… Il était somme toute normal que l’art – paradigme de la créativité – soit l’objet d’intérêts convergents de la part des publicitaires.

De la part des sponsors les arts visuels font l’objet d’une OPA nouvelle et particulière. « Phillip Morris s’est concentré sur les arts visuels et l’avant-garde[53] » Le PDG de la fondation Cartier, créée en 1984, a publié un volumineux ouvrage sur le mécénat. L’effet le plus visible de cet investissement étant le corporate art, véritable style monumental à usage des commandes de sociétés pour entrées grandiloquentes de sièges sociaux, et dont l’ensemble phare (et édifiant) est l’antenne du Whitney Museum dans l’immeuble de l’Equitable Life Assurance Society à New York : les peintures de Lichtenstein ou de Stella transformées en logos géants. « Le rétablissement dans l’idée de l’art de ce à quoi [les avant-gardes] avaient délibérément renoncé : goût pour le pompeux et le spectaculaire […] et par-dessus tout, comme à l’habitude avec les œuvres académiques, dimensions gigantesques[54]. » Le « caractère hypnotique du grand format[55] » va de pair avec un style industriel souvent massif, glacé et vide où se repère la destination (réelle ou fantasmée) des œuvres. Le corporate art se fonde sur une anticipation projective de la demande des sponsors en tant que cible visée. On a souvent noté que l’art des vingt dernières années était un art de musée (qui le visait en tant que référence et destination finale). Obèse et triomphant, insigne du pouvoir économique, le corporate art n’est plus cet art de musée référencé et moderniste, mais un nouvel académisme artistico-publicitaire. En 1978, on réalise des affichages sauvages dans la rue ; en 1982, on utilise des défileurs électroniques, en 1986 on déploie des bancs de granit, gravés, avec une logique impeccable[56].

Les deux modes d’existence, au premier degré, de la publicité dans l’art ne sont pas séparés. Le devenir publicitaire du monde de l’art et l’enjeu que l’art représente pour le monde économique manifestent un rapprochement des paradigmes : celui de la visibilité et celui de la créativité – ou si l’on veut, le lien qui unit secrètement et depuis longtemps peut-être l’innovation artistique et la production industrielle et marchande. De ce rapprochement paradigmatique ou de ce lien, de nombreux artistes ayant œuvré dans les années quatre-vingt ont fortement témoigné, à divers égards, dans leurs œuvres. Certes les témoignages, les réponses ou les reflets divergent : critique sociale[57], déconstruction[58], détournement[59], simulation[60]. Mais si l’on perçoit bien le caractère enveloppant du spectaculaire, on ne peut tenir ces réactions et ces échos pour ceux de sujets extérieurs au phénomène. Les termes de « détournement » et de « simulation », aujourd’hui à la mode, induisent une autonomie des attitudes artistiques, introuvable dans la réalité. Ce point est loin d’avoir été perçu convenablement par la critique américaine qui, en condamnant la simulation, essaie de « sauver » d’autres positions, comme par les adeptes de la simulation qui, en s’appuyant sur Baudrillard, voient dans la séduction une « stratégie fatale[61] » justifiant leur cynisme.

 

Notes

[1] Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.

[2] Cf. l’exposition Strada novissima, Biennale de Venise de 1980, et chapelle de la Salpêtrière, Paris, 1981. Le terme de « post-modernisme » (distingué ici par l’orthographe) n’a pas dans les champs architecturaux et picturaux le sens que Lyotard lui attribue.

[3] Jean Baudrillard, « Publicité absolue, publicité zéro », in Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, p. 133 sq.

[4] Cf. Felix Torres, Déjà vu, post et néomodernisme : le retour du passé, Paris, Ramsay, 1986. Marie Odile Briot, Valérie Hénau et François Reynaert, Pour en finir avec les années 80, Paris, Calmann Lévy, 1989.

[5] Jürgen Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit, 1962. (L’espace public, archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, 1978, p. 246 sq.)

[6] Cf. « Requiem pour les média », in Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972, p. 201 sq., ainsi que « L’implosion du sens dans les media », in Simulacres et simulation, op. cit., p. 121 sq.

[7] Jean Baudrillard, « Totalement obscène et totalement séduisante », entretien avec Sonia Younan, Autrement n° 53, « La Pub », Paris, octobre 1983.

[8] Pour les galeries, citons Paul Maenz et Michael Werner à Cologne, Yvon Lambert et Daniel Templon à Paris.

[9] Vagues de retour à la peinture de la fin des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt : en Italie et en Allemagne, aux USA, puis en France et en Espagne.

[10] C’est ce que fait encore Diana Crane, in The Transformation of the Avant-garde : The New York Art World, 1940-1985, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1987.

[11] Mary Jane Jacob, « Art in the Age of Reagan : 1980 1988 », in A Forest of Signs Art in the Crisis of Representation, Los Angeles, The Museum of Contemporary Art / Cambridge et Londres, MIT Press. C’est un texte sur lequel je m’appuie plus loin, pour de nombreux faits.

[12] Xavier Dupuis et François Rouet (« Art et valeur » in Économie et culture, vol. I, (actes de la 4e conférence internationale sur l’économie de la culture, Avignon, 1986), Paris, La Documentation française, 1987), ne reconnaissent encore que le placement à long terme.

[13] Howard S. Becker, Art Worlds, Berkeley/Londres, University of California Press, 1982. (Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988.)

[14] Yves Michaud, dans L’artiste et les commissaires, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1989, me semble faire des commissaires les grands méchants et ignorer la complicité des différents acteurs, en adoptant une position d’extériorité intenable.

[15] Pour une présentation récente, cf. Hervé Moulin, Théorie des jeux pour l’économie et la politique, Paris, Hermann, 1981.

[16] Cf. La présentation de la théorie des jeux étendue à la vie, Arnold Arnold, Winners… and other Losers in War and Peace, Londres, Paladin, 1989. La théorie des jeux depuis sa fondation par Neumann et Morgenstern en 1944 a largement diffusé dans toutes les sciences humaines.

[17] New York Art Now. The Saatchi Collection, Londres, 1987, par exemple.

[18] La collection Crex (pseudonyme de banquiers suisses) à Schaffhouse, par exemple.

[19] Collins & Milazzo à New York, par exemple.

[20] Artstudio (Daniel Templon, Paris), par exemple.

[21] Nature Morte (Peter Nagy) à New York, par exemple.

[22] Flash Art (Milan) adopte la couverture glacée en 1981. Les pages intérieures de Kunstforum (Cologne) passent progressivement en couleur de 1980 à 1982. Beaux-arts magazine (Paris), entièrement en couleur, est créé en 1983.

[23] Times, Newsweek, People, Elle, Vanity Fair, Vogue, etc., par exemple.

[24] Les portraits d’artistes de Beaux-Arts Magazine, par exemple.

[25] Les reportages sur des collectionneurs dans Galerie magazine, par exemple.

[26] La notion de style de vie est devenue un maître mot des publicitaires. Cf. Bernard Cathelat, Styles de vie, Paris, éd. d’Organisation, 1985.

[27] Un exemple au hasard : sur la quatrième de couverture de Flash Art (Milan), n° 129, été 1986 : la publicité de la galerie new-yorkaise Blum Helman.

[28] Raymonde Moulin, Jean-Claude Passeron, Dominique Pasquier, François Porto-Vazquez, Les artistes, essai de morphologie sociale, Paris, La Documentation française, 1985.

[29] Willi Bongard, pour le magazine allemand Capital.

[30] Werner W. Pommerehne et Bruno S. Frey, « Les musées dans une perspective économique », Revue internationale de sciences sociales, Paris, 1981, p. 345 sq.

[31] John Russel dans le New York Times, 4 août 1985.

[32] Kaspar Koenig, dans le catalogue Von hier aus. Zwei Monate neue deutsche Kunst, Düsseldorf, DuMont Verlag, 1984.

[33] Cf. Michel Gauthier, « Ghislain Mollet-Viéville, l’art du mixte », Art Press, n° 96, octobre 1985 ; ainsi que Ghislain Mollet-Viéville agent d’art, Dunkerque, À bruit secret/École des beaux-arts, 1986.

[34] La revue Public, n° 4, attirant l’attention par l’ironie de son sous-titre : 11 n’y a pas d’« art français » avec un texte d’introduction convoquant Descartes comme argument d’autorité. Ironie et argument d’autorité sont des figures classiques de la rhétorique.

[35] National Endowment for the Art, aux USA, Délégation aux arts plastiques, en France.

[36] Frick Collection, Sonnabend, Panza di Biumo, Saatchi, Nasher, pour ne citer que quelques pavés.

[37] Mary Jane Jacob, op. cit.

[38] Cf. Christopher Knight, « Obscures objets du désir, une forêt de signes », Art Press n° 138, juillet 1989, et Dan Cameron, « Art and its Double”, Flash Art, n° 133, avril 1987.

[39] Multiplicata (Durand-Dessert) à Paris, Art-diffusion-catalogue, à Villeurbanne, par exemples.

[40] Szeeman, Koenig, Joachimides, Celant, pour ne citer que quelques-uns.

[41] Arthur Danto, « The Artistic Enfranchisement of Real Objects : The Artworld », Journal of Philosophy (1964), p. 571-584. Georges Dickie, Art and the Aesthetic. An Institutional Analysis, 1974. Et pour un commentaire : Howard S. Becker, op. cit., chap. 5 ; Yves Michaud, op. cit.

[42] Dans son étude classique sur Le Marché de la peinture (Paris, Minuit, 1967).

[43] Thomas McEvilley, « Marginalia fils de sublime », Art Press n° 130, novembre 1988. Ce dernier en pointant leur situation de critiques-courtiers réduit le phénomène à un problème d’intérêt. Cf. Collins & Milazzo, Hyperframes, A PostAppropriation Discourse, Paris, Antoine Candau, 1989. Et surtout : Natural Genre, catalogue d’exposition, Fine Arts Gallery, School of Visual Arts, Florida State University, 1984.

[44] Jean Baudrillard, L’autre par lui-même. Habilitation, Paris, Galilée, p. 85.

[45] Daniel J. Boorstin, The Image : A Guide to Pseudo Events in America, New York, Harper & Row, 1961.

[46] Benjamin H. D. Buchloh, « Beuys : The Twilight of the Idol, Preliminary Notes for a Critique », Artforrum vol. XVIII, n° 5, janvier 1980, p. 35 sq.

[47] Le nombre des galeries de l’East Village qui était de 6 en 1982 et de 70 en 1985 est retombé à 6 en 1990. Cf. Dan Cameron, « SoHo, The Ritual of Emergence, ca. 1988 », in Horn of Plenty, Amsterdam, Stedelijk Museum, 1989.

[48] Erhard Friedbert et Philippe Urfalino, « La décentralisation culturelle au service de la culture nationale », in Sociologie de l’art, sous la dir. de Raymonde Moulin (actes du colloque de Marseille, 1985), Paris, La Documentation française, 1986. La loi donnant une relative autonomie aux régions et donc un pouvoir accru à leurs élus date de 1982 ; la mise en place effective des Frac de 1983.

[49] Cf. Hans Haacke, « Working Conditions », Artforum, été 1981 ; « Museum’s, Managers of Consciousness », in cat. Hans Haacke, Londres, Tate Gallery, et Eindhoven, Van Abbemuseum, 1984 ; « L’art, le sens et l’idéologie », Art Press, n° 136, mai 1989 ; et cat. Artfairismes, Paris, Musée national d’art moderne, 1989.

[50] Luke Ritter, ex-directeur de la British Association of Business Sponsorship of the Arts, cité par Hans Haacke in Art in America, février 1984.

[51] Cf. Kenneth Baker, « Opening of the Saatchl’s Museum », Art in America, juillet 1985.

[52] Barthelemy, « D’où qu’y pubent donc tant ? », Autrement, op. cit.

[53] Cf. Rosanna Martorella, « Government and Corporate. Ideologies in Support of the Arts », in Sociologie de l’art, op. cit., p. 31 sq. Le calcul financier des retombées économiques directes ou indirectes de tous les grands événements subventionnés entre de plus en plus en ligne de compte dans les décisions des collectivités et des sponsors.

[54] Beniamin Buchloh, Formalisme et historicité, Paris, Territoires, 1982, p. 25, modifié par moi (Buchloh compare De Maria à Manzoni et Brouwn).

[55] Didier Semin, « Pour la Documenta à Champignac », Art Press, n° 125, mai 1988.

[56] Le travail de Jenny Holzer visé ici n’est qu’un des nombreux exemples de cette évolution.

[57] Comme exemple de maintien d’une position critique : Hans Magnus Enzensberger (Einzelheiten, Francfort, 1962) ; et Jürgen Habermas (op. cit.).

[58] Le terme de « déconstruction », largement utilisé par la critique américaine est emprunté à Derrida.

[59] Les procédures de détournement ont été largement adoptées par l’innovation publicitaire autant que par le champ de l’art. L’idée en fut promue dès la fin des années cinquante par l’Internationale situationniste. La critique d’art a également beaucoup utilisé le terme d’appropriation.

[60] Cf. Jean Baudrillard, Simulacre et Simulation, op. cit., Le terme de « simulacre », d’abord exposé dans les romans de Pierre Klossowski, fut débattu au sein du structuralisme. Un des textes princeps étant « Le renversement platonicien » de Gilles Deleuze (La logique du sens, Paris, Minuit, 1969).

[61] De la séduction, Galilée, 1979, et Les stratégies fatales, Grasset et Fasquelle, 1983, sont les ouvrages où les simulationnistes ont trouvé une légitimation.