Paris, Charles Baudelaire…

et Michel Verjux

(Publié in cat. de l’exposition Michel Verjux (4 juillet-26 septembre), Mönchengladbach, Museum Abteiberg, 1993, p. 27‑36. — « Paris, Charles Baudelaire… und Michel Verjux », trad. en allemand par Bernward Mindé, ibidem, p. 11-20. Repris in Christian Besson, Abductions, Genève, Mamco, 2006.

Paris est devenue la ville-lumière par souci de sécurité et à coups d’édits : celui du Parlement qui ordonne dès 1551 de suspendre le soir une lanterne à chaque maison, pour éclairer la rue ; celui du roi-soleil qui, en 1667, institue un service public (à sa tête le lieutenant de police La Reynie, mettra en place des « inspecteurs aux illuminations » !). Vinrent ensuite la lampe Argand, la thermolampe de Lebon, la lumière à incandescence de Auer von Welsbach, la lumière à arc, l’ampoule électrique d’Edison… Pour l’exposition universelle de 1889, un concurrent malheureux de Gustave Eiffel prévoyait de construire une « Colonne Soleil, Projet de Phare électrique de 360 mètres de hauteur destiné à éclairer Paris » !

 

Jour : « clarté, lumière du soleil », dit le dictionnaire, mais aussi « manière dont les objets sont éclairés ». N’y a-t-il pas ainsi des choses, une époque même, qui peuvent apparaître sous un jour nouveau ?

« […] Toute période historique est plongée dans une certaine lumière, diurne ou nocturne ; ce monde a, pour la première fois une lumière artificielle »[i]

Il faut tenir l’éclairage comme « éclairant » au sens propre comme au sens figuré — comme dans l’expression « éclairer sa lanterne » ; ou encore comme dans l’anecdote, rapportée de l’antiquité, du philosophe Diogène Laërce cherchant ostensiblement en plein jour, une lanterne à la main, un homme dans une assemblée. L’éclairage devient alors métaphore de l’activité philosophique : « Les constructions artificielles que sont les œuvres d’art sont des « vues de l’esprit » »[ii], dit Michel Verjux, qui joue par ailleurs sur le double sens de « lumière » et « éclairage » ; ainsi dans l’expression « faire la lumière », retrouve-t-il la polysémie du mot allemand Lichtblick : rayon de lumière et point de vue (au sens figuré) :

« C’est un simple travail d’éclairage […] d’application de la lumière à l’espace, aux objets, à leur environnement, pour qu’ils puissent être vus […] l’éclairage n’est après tout qu’un point de vue — Toute la lumière est loin d’être faite sur la situation exposée. »[iii]

 

Charles Baudelaire qui, le premier, a dressé le catalogue des allégories de la modernité (la mode, la prostituée, la lesbienne, le poète…), a repéré ce nouvel « éclairage » propre à l’époque (propre à Paris ville-lumière), au cœur même de la pratique artistique. Constantin Guy, Le peintre de la vie moderne, se réveille tard :

« Depuis plusieurs heures déjà de la lumière partout ! de la lumière perdue par mon sommeil ! Que de choses éclairées j’ aurais pu voir et que je n’ai pas vues ! »

Vient le soir, l’heure où « les rideaux du ciel se ferment, où les cités s’allument ». Le « génie de voir », diurne, laisse place à « la puissance d’exprimer » :

« Maintenant à l’heure où les autres dorment, celui-ci est penché sur sa table, dardant sur une feuille de papier le même regard qu’il attachait tout à l’heure sur les choses […] Et les choses renaissent sur le papier, naturelles et plus que naturelles […] La fantasmagorie a été extraite de la nature. »[iv]

Ainsi la lumière solaire est-elle inapte à dire (à « exprimer ») le monde bourgeois — ce monde moderne qui apparaît au flâneur sous un jour nouveau.

Cependant, l’attitude de Baudelaire à l’égard de l’électricité est ambivalente. Il méprise le progrès et les Lumières (Aufklärung) héritées du dix-huitième siècle. Il ironise sur le bon français qui entend par progrès, l’électricité et l’éclairage au gaz. Il retourne contre le progrès lui-même l’accusation d’obscurantisme !

« ce fanal obscur, […] cette lanterne moderne jette des ténèbres sur toute la connaissance […] Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. »[v]

Utilisée par l’artiste, la lumière électrique n’est donc pas tant la lumière de la ville que celle du mineur de Novalis — une lumière souterraine, ou selon l’oxymore baudelairien, un « soleil noir » (celui du « spleen »). Picasso, à y regarder de près, ne dira rien d’autre, des années plus tard, quand il vantera les services rendus par ses projecteurs, pour réaliser des natures mortes :

« […] avec les projecteurs dont nous disposons actuellement, dont la lumière est celle du jour, nous pouvons très bien peindre la nuit […] Mon éclairage nocturne est magnifique, je le préfère même à l’éclairage naturel […] Il faudrait que vous veniez pour voir ça […] Cette lumière qui détache chaque objet, ces ombres profondes qui cernent les toiles et se projettent sur les poutres, vous les retrouvez dans la plupart de mes natures mortes , presque toutes peintes de nuit. »[vi]

 

Dans plusieurs œuvres de Michel Verjux il y a « concurrence plus ou moins prononcée, selon l’heure à laquelle on visite l’exposition, entre la lumière naturelle et la lumière artificielle des projecteurs »[vii]. Si l’artifice le dispute au jour naturel n’est-ce pas aussi, comme chez Picasso, en vue de substituer à ce « jour », une sorte de nature morte  ? Ainsi dans La lanterne inversée (Sion, 1988) :

« Lorsqu’il fait beau, la lumière du sol vient balayer le plancher, tandis que les 3 projecteurs dirigés au plafond, restent imperturbablement fixes. »[viii]

Fixité, rigidité cadavérique de l’architecture et du dispositif technique, là où il y avait déplacement naturel des rayons, mouvement, vie. Comme chez Baudelaire, s’opposent la beauté fugitive et celle de marbre. Le jour artificiel a quelque chose à voir avec la mort.

 

L’œuvre est donc « fantasmagorie ». L’expression nocturne fait revenir les objets du regard diurne ; elle se souvient. Ce qui a été vu par le Peintre de la vie moderne a beau ne dater que des heures qui précèdent, cet objet du regard s’est vite évanoui et ne revient que comme spectacle de choses passées. La beauté moderne est fugitive. Le temps s’accélérant, la mort va plus vite (temps de la mode et de la rotation des marchandises). Ce qui fait retour dans l’expression est un théâtre d’ombres. La sollicitation des sens est infinie. Le désir du flâneur est sans cesse déçu puisque sans cesse contraint de changer d’objet. Rendu mélancolique, il ne peut que fixer ses amours fugitives dans l’après coup ; son art est un memento mori.

L’art de Verjux, comme tout art post-moderne de la déconstruction n’échappe pas à l’impératif moderne du souvenir. Il n’est certes pas trace du passé :

« L’ici et autrefois de la photographie […] ne m’intéresse pas. »[ix]

Mais il porte en lui, malgré qu’il en ait, remémoration des expositions passées, des lieux qui ont accueilli l’art moderne, de la déambulation de milliers de visiteurs attentifs ou distraits. Il condense mille gestes d’ artistes et de professionnels de la présentation, mille pratiques d’occupation de l’espace, mille routines du regard et de la fixation du point focal. Les projecteurs ne peuvent empêcher que reviennent tous ces spectres, que soit convoquée toute cette histoire. Et même si la scène est désaffectée, elle n’en est pas moins hantée.

 

« Porter à la fantasmagorie », dit Baudelaire. A l’origine de la projection lumineuse n’y a-t-il pas la nécromancie ? Cette histoire ne commence-t-elle pas avec le savoir occulte, le secret gardé des miroirs magiques transmis (depuis l’Égypte antique ?) jusqu’à Athanase Kircher, ce jésuite auteur de l’Ars Magna Lucis et Umbræ, tenu, sans doute à tort, pour l’inventeur de la lanterne magique :

« Nous avons appelé cet appareil lanterne magique et thaumaturge . »[x]

Ne brille-t-elle pas d’un dernier feu explicite, en plein dix-neuvième siècle, avec le Fantascope de Robertson (1° projections en 1798) lequel entendait produire :

« un spectacle pour l’homme qui pense, pour le philosophe qui aime à s’égarer un instant parmi les tombeaux. »[xi]

Les projecteurs de diapositives des premières installations de Michel Verjux (Chalon-sur-Saône, 1983) — posés au sol et utilisés juste comme simple source de lumière —, projetaient les ombres d’objets pris sous leur feu rasant : Huit tables, redoublées par leurs ombres déformées sur le mur à l’arrière, prenaient un aspect proprement fantastique. Les visiteurs de Plombs d’axe, pris également dans les rayons d’un projecteur, se muaient en fantômes agrandis. Par la suite les obstacles (les accessoires) ont disparu. N’est restée que la lumière sans les ombres. L’artiste s’est installé plus fermement sur le territoire de l’institution de l’art contemporain, ce lieu de fréquente dénégation des ombres, ce lieu de l’apparition dans le blanc — alors que le théâtre est resté une apparition dans le noir, un lieu où les ombres se cachent beaucoup moins. Prétention à la table rase du modernisme. Reste, chez Michel Verjux, le projecteur pour retenir une histoire, dans toute sa complexité.

 

Le retour fantasmagorique du présent déjà passé, dans l’expression artistique, saisit les êtres et les choses en tant que représentation d’eux-mêmes, en tant que type — ce que Walter Benjamin a particulièrement bien analysé, dès son second exposé sur la ville-lumière (1939) :

« Les richesses qui se trouvent ainsi collectionnées dans l’aerarium de la civilisation apparaissent désormais comme identifiées pour toujours […] par suite de cette représentation chosiste […elles] entrent dans l’univers d’une fantasmagorie [… elles] subissent cette illumination dans l’immédiateté de leur présence sensible. [Telles sont ces] fantasmagories du marché où les hommes [et les choses] n’apparaissent que sous des aspects typiques »[xii]

Aussi y a-t-il une rhétorique des modes d’éclairage (poursuite, calage en haut, en bas, à gauche ou à droite, en plongée ou contre-plongée, en douche, frontal ou rasant, entier ou fragmenté…) et des types d’emplacement (centre ou bord des murs, décrochements, sols, plafonds, fenêtres…). — Citation de W. V. O. Quine à l’appui :

« Etre, c’est être la valeur d’une variable »[xiii]

Michel Verjux, après Daniel Buren, Niele Toroni et d’autre artistes (Sol LeWitt dans ses wall drawings, Lawrence Weiner dans la réalisation de ses concepts, ou encore Claude Rutault dans l’actualisation de ses définitions méthodes) se sert des circonstances extérieures, les accepte. L’art de ces artistes est un art de l’occasion (la tuché d’Aristote[xiv]), de la rencontre entre une pratique ou un outil, et un réel donné. D’une certaine façon ils opèrent la relève du Baroque, qui pratiquait l’hyperbolisation métaphorique de tout réel, et constituait une « véritable pragmatique de la vision » — d’où, dans cet art :

« le recours permanent aux notions d’occasion et de manière, pour élaborer une esthétique des singuliers et une casuistique des cas, une « capture des occurrences », un art de la semblance comme éclat de l’Etre, comme « second être ». »[xv]

Dans la relève contemporaine dont nous parlons, l’occasion n’est plus trouvée dans l’être ou l’objet représenté ; l’origine de la trouvaille est transférée au lieu d’exposition qui devient source de la rencontre accidentelle.

Si l’on va dans le sens des analyses de Walter Benjamin, la substitution de l’éclairage artificiel à l’éclairage naturel doit être mise en parallèle avec la « montée »  des femmes, avec le monde de la marchandise qui se soutient de l’hystérisation du désir — la femme, chez Baudelaire, étant là en tant que prostituée, ange et démon, lesbienne (comme chez Courbet), héros moderne. Dans les deux cas ce qui était jusqu’alors, dans la civilisation occidentale, du côté de la nature, bascule du côté de la culture, de l’artifice. Il y a analogie entre la femme « massifiée », objet sexuel « commercialisé » et l’art privé d’aura, soumis à la valeur d’exposition, apparaissant désormais sous un nouvel éclairage.

Pour Michel Verjux, « l’éclairage est un acte d’exposition »[xvi]. Il occupe très exactement la place de la marchandise, de l’objet fétiche expulsé ; il veut s’y substituer :

« Utiliser l’éclairage comme un langage, comme un instrument, non comme un objet (ou un dispositif) clos sur lui-même »[xvii]

La modernité c’est aussi l’art exposé, surexposé, objet et emblème de la pulsion scopique, de l’hystérisation du voir. Cet « encore », ce « ne pas voir » de la surenchère du voir est aussi un retour archaïque au corps morcelé fétichisé. Le « trop voir » multiplie les angles de vue dans une omnivoyance insensée où l’œil est partout (sans qu’un tout soit regardé), dissolvant l’unité et la stabilité du regard, le faisant passer d’une chose à l’autre en une poursuite inassouvie. Dans cette chasse, l’objet plein n’est jamais là, remplacé (déplacé), toujours autre. Distraction du regard et dispersion, démembrement de son objet. L’exposition est à la fois corps plein ventre de femme offert à la pénétration des rayons lumineux (on n’est pas loin de la sainte Thérèse du Bernin) et corps morcelé, fétichisé, corps qui ne procrée pas, corps sans œuvre, désœuvré. Corps désœuvré et surexposé.

Dans les éclairages de Michel Verjux le pluriel est essentiel : non pas un punctum mais plusieurs projecteurs, plusieurs points de vue qui se redoublent, s’inversent, se poursuivent, s’enchâssent, se cassent et se morcellent au grès des ruptures de l’architecture, s’anamorphosent en épousant une courbe ; les ronds de lumière, pneumatiques, gonflent et dégonflent et — comme en hommage à Desargues, Pascal et Leibniz — vérifient au passage la section des coniques.

« L’anamorphose serait alors un objet fractal, une catastrophe, métaphore de la vérité de toute vision. L’équivalent, dans la culture baroque de toute cette science du complexe — dite post-moderne — d’un Thom ou d’un Mandelbrot, où l’ordre de la pensée mathématicienne et le savoir plastique ne serait plus séparés. »[xviii]

Catastrophe d’un corps de l’architecture et de l’exposition désarticulé par les focalisations multiples, les occasions. Fragmentation par le regard : « Eclairer c’est toujours éclairer les choses localement »[xix]. Point de vue pluriel et littéralement polymorphe. Hystérisé aussi car tendu, à l’affût de son rapport de calage avec quelque bord, quelque angle ou quelque retour de mur, en permanente position de surenchère : blanc plus blanc ou blanc contre blanc.

L’hystérisation du voir c’est ce « vouloir tout voir » du regard moderne, cette domination de la « valeur d’exposition », ce primat, cet « encore » de la « pulsion scopique ».

« Vouloir tout voir, avec cet œil sécurisant du citadin, du flâneur en proie à la prolifération démultipliée des images, c’est se condamner à ne rien voir. Les yeux de Baudelaire ne peuvent plus appréhender l’aura de l’œuvre, son ici et maintenant profond, les yeux de Baudelaire ne voient rien : « Ce qu’on attend d’un regard humain, jamais on ne le rencontre chez Baudelaire, Il décrit des yeux qui ont perdu pour ainsi dire le pouvoir de regarder. » Yeux trop englués dans le visible proche, dans les objets fétiches, dans la grande fantasmagorie des magasins, des expositions universelles de la foule, yeux sans regard à l’affût d’un toujours nouveau qui est aussi un faux semblant, un toujours le même. »[xx]

Au delà du visible soumis aux changements de mode, et au nom d’un élargissement de la vision, Verjux, semble rechercher quelque chose de plus fixe, quelque chose comme le sens caché de l’histoire présente, sa face invisible :

« On ne perçoit plus ce qui est permanent, on ne remarque que ce qui change. Ce qui restreint considérablement notre vision des choses. »[xxi]

Le blanc sur blanc de la portion d’espace surexposée l’illumine, en fait une pure apparition qui aspire le regard dès lors qu’il s’y dépose. Le projecteur montre l’espace, certes, mais aussi le troue, le creuse — comme si l’objet de la monstration était en définitive le vide.

Une exposition de Michel Verjux ressemble à cette gravure d’Abraham Bosse où plusieurs « perspecteurs » baladent leur pyramide visuelle depuis chacun des points qu’ils représentent dans l’espace, en différentes directions. Comme si ces « perspecteurs » possédaient à eux tous le don d’ubiquité — celui de Dieu peut-être, si on le définit selon Pascal comme étant « un point se mouvant partout d’une vitesse infinie ». Car si un cercle est d’un ordre tout classique

(« […] Du centre de la sphère
Jaillit un point de vue ; quand on tire les rayons
Jusqu’à ce point, la forme unie
Apparaît avec une parfaite clarté »[xxii]),

plusieurs cercles, plusieurs « perspecteurs », disent déjà l’envers baroque de la certitude du sujet, un trouble quand au sujet de la certitude, la folie au cœur du voir, ce qui creuse la perspective en un point d’aveuglement. Pas étonnant qu’ une bonne part des lectures de Michel Verjux se concentre sur la science et la logique. Sans doute confère-t-il à l’art une sorte de valeur épistémologique : la détermination, au-delà du point de vue, de ce qui le fonde.

 

Comme dans l’art baroque, ne s’agit-il pas de promouvoir une pure apparition ?

« Ni l’être ni l’apparence mais l’apparition. »[xxiii]

Une pure apparition c’est-à-dire une pure présence, une image phatique. Dans son texte, « Un faisceau de fonctions »[xxiv], Michel Verjux privilégie la fonction phatique du langage. L’image phatique, de la publicité, du spectacle politique — et aussi de l’art —, n’est-elle pas d’ailleurs due à un monde sur-éclairé ?

« L’image phatique — image ciblée qui force le regard et retient l’attention— est non seulement un pur produit des focalisations photographiques et cinématographiques mais encore celui d’un éclairage de plus en plus intense… »[xxv]

Roman Jakobson, pour dégager cette fonction phatique, s’appuyait sur Malinowski qui parlait de « communion phatique » et de « grégarité conviviale ». Ne pourrait on pas dire que l’Einfühlung, passe de l’objet à son contexte privilégié, à ce qui accueille et retient l’art moderne, à son site : l’exposition ? En dépit de la volonté moderniste de nier toute figure, ce déplacement de la focalisation n’est-il pas lui-même en tant que transport, une figure de rhétorique ? Non plus comme dans l’art baroque, une théâtralisation de l’existant , son déploiement en scénographie polyvalente, mais une autre scénographie : défective, dé-valente.

La concurrence avec la lumière du jour, argument de certaines œuvres, en fait des contre-apparitions (comme Van Dœsburg parlait de contre-composition). A la Villa Arson, à Nice[xxvi], la procession au sol (dans l’axe du hall d’entrée) de six carrés de lumière, prend son départ dans deux ouvertures zénithales du même format, qui, depuis les terrasses, se projettent, elles aussi, dans ce même espace, en carrés de lumière plus ou moins déformés. Cette œuvre rejoint par-delà les siècles, l’architecte anonyme de la basilique de la Madeleine à Vezelay.

« Au solstice d’été, lorsque le soleil gagne au firmament la plus haute de ses demeures, des marques de feu, dans le plein milieu des nefs abbatiales, ponctuent la voie qui, de pas en pas, de degré en degré, conduit aux lumières de la perfection. »[xxvii]

Le cercle (ou le carré) de lumière en surimpression sur les murs déjà exposés ne vient lui-même qu’après d’autres lumières. Il est mémoire de l’exposition au sens générique du terme :

« Innombrables [ dit Baudelaire empruntant à Quincey ] sont les poèmes de joie et de chagrin gravés successivement sur le palimpseste de votre cerveau […] comme la lumière qui tombe sur la lumière … »[xxviii]

 

Dans la peinture baroque il y a cette tentative insensée d’ouvrir la vue (la perspective) à l’espace du regard, d’y inscrire ce qui la fonde, ce qui l’institue.

« Voir des anges, n’est-ce pas déjà voir le voir, si l’ange est bien cette figure d’apparition, d’irruption, de rencontre […] un passage vers l’invisible »[xxix].

Quel est l’objet de La vision de saint Paul (le Tintoret, 1555) ? Que voit le saint en extase ?

« […] voit-il vraiment des anges ? Ou plutôt dans son état de ravissement, de raptus, ne voit-il pas ce vide aspirant, ce trouble du vide, cet espace purement qualitatif qui le destitue et l’institue ? Une pure trouée et explosion de jaune, une lumière qui surgit de l’intérieur du tableau, l’envahit, perturbe la construction en deux diagonales parallèles qui le traversent. »[xxx]

De l’exposition, on connait la définition qu’en donne Flaubert, dans son dictionnaire des idées reçues :

« Exposition. Sujet de délire du XIX° siècle. »

Baudelaire, témoin des premières expositions universelles, parlait de « la montre ». Verjux, lui, identifie éclairage et monstration, éclairage et désignation :

« Montrer l’acte de montrer. »[xxxi]
« L’éclairage désigne plus qu’il ne décrit. »
« L’éclairage signifie ce qu’il désigne et d’abord le simple fait d’éclairer. »[xxxii]

Dans ce redoublement réflexif de l’éclairage, qui est aussi réflexivité de la monstration, retournement sur elle-même de l’exposition (on aura compris que chez Verjux tous ces termes tendent à se recouvrir), le projecteur a le rôle que tenait les anges dans la peinture du Tintoret précédemment commentée. Il ouvre la scène, la montre. En désignant le mur il indexe la composition. Mais il y a deux sens à l’indexation. On aurait tort de croire que les œuvres de tous les artistes qui renvoient le spectateur au contexte (comme l’on dit) sont de petites didactiques, de petits commentaires sociologico-architecturaux. Certains de ces artistes parlent du regard plus que de la vue et de son point géométral. Aussi faut-il entendre avec prudence le discours selon lequel leurs œuvres sont des « points de vue ». L’œuvre de Daniel Buren serait de peu d’intérêt si elle se résumait à l’indication de je ne sais quelles plinthes, quels passages de porte ou emplacement de tableaux décrochés. Celle de Niele Toroni ne saurait se résumer non plus dans quelque effort pour nous faire regarder les lieux de l’apposition de la peinture. Chez ces deux artistes, comme chez Michel Verjux, Felice Varini ou Cécile Bart, l’index a un autre sens. Il est aussi ce qui ouvre, ce qui troue, ce qui instaure un ordre, un espace. Ces artistes, qui ne sont pas de la même génération ont en commun d’avoir créé un « outil », un être intermédiaire comme les anges, quelque chose proche du vide, et qui leur permet d’y faire renvoi, quelque chose qui embraye la mise en scène du regard :

« Un élément intermédiaire. Comme le vide du moyeu permet à la roue de tourner autour de l’essieu, l’éclairage permet à l’espace d’être perçu. »[xxxiii]

 

Il y a en somme dans l’œuvre de Michel Verjux une double gageure. Tout d’abord elle s’inscrit dans la tradition moderniste iconoclaste qui croit à l’absence de figure ; mais elle n’en déplace pas moins l’objet vers quelque chose d’autre, l’exposition, l’éclairage, qu’elle porte, pourrait-on dire, jusqu’à l’allégorie (en cela elle est pleinement pensée figurative). Ensuite elle se donne comme un simple travail de désignation — simplicité feinte car au-delà de la plénitude architecturale tangible sur laquelle s’écarquillent nos yeux, l’éclairage, en ne désignant que le vide, renvoie la vue à son insurmontable altérité. Le désœuvrement, ou la contextualisation sont d’autres façons de mettre à nu les mécanismes de la pulsion scopique, de démonter le désir d’exposition. La question posée est bien celle du « sujet de délire » épinglé par Flaubert. Comme l’a avancé Jacques Lacan :

« C’est que le sujet en cause n’est pas celui de la conscience réflexive, mais celui du désir. On croit qu’il s’agit de l’œil point-géométral, alors qu’il s’agit d’un tout autre regard — celui qui vole au premier plan des Ambassadeurs [ de Holbein ] »[xxxiv].

Notes

[i]. Egon Friedell, Kulturgeschichte der Neuzeit, III, Munich, 1931, cité par Walter Benjamin in Das Passagen-Werk, Franckfort-sur-le-Main, 1982 ; cité d’après la trad. franç., Paris capitale du XIX° siècle — Le livre des passages, Paris, 1989, p. 581.

[ii]. Michel Verjux, “Notes,1983”, in Michel Verjux — Notes éclairages, (catalogue de l’exposition), édit. Centre Georges Pompidou, Paris, 1987, p. 6.

[iii]. Michel Verjux, Lettre à Christian Besson, 1985.

[iv]. Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne » in Le Figaro, Paris, 26-28 nov. et 3 déc. 1863.

[v]. Charles Baudelaire, « Exposition universelle 1855 — Beaux-Arts », Le Pays, Paris, 26 mai 1955 sq.

[vi]. Brassaï, Conversation avec Picasso, Paris, 1964.

[vii]. Michel Verjux, “Notes sur dix ans d’éclairage”, févr. 1993, inédit, p. 10.

[viii]. Michel Verjux, idem., p. 7.

[ix]. « Notes,1985 », in Michel Verjux — Notes éclairages, op.cit., p. 12.

[x]. Athanase Kircher, Ars magna Lucis et umbræ, 1646-1671 ; cité par Jac Remise, Pascale Remise et Régis van De Walle, in Magie lumineuse — Du théâtre d’ombre à la lanterne magique, Paris, 1979, p. 24 sq.

[xi]. Etienne Gaspard Robert, Mémoire récréatifs, scientifiques et anecdotiques du physicien aéronaute Robertson, Paris 1831-34.

[xii]. Walter Benjamin, « Paris capitale du XIX° siècle », exposé de 1939, in Paris capitale du XIX° siècle — Le livre des passages, op. cit., p. 47 sq.

[xiii]. Cité in « Notes,1984 », in Michel Verjux — Notes éclairages, op.cit., p. 8.

[xiv]. Cf. l’emploi de ce concept par Jacques Lacan in Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le séminaire, livre XI, Paris, 1973, p. 53 sq.

[xv]. Christine Buci-Glucksmann, La folie du voir — De l’esthétique baroque, Paris, 1986, p. 53 sq. Je m’appuie sur cet auteur tout au long de cet article.

[xvi]. « Eclairer c’est exposer », in catalogue de l’exposition Michel Verjux, édit. Musée cantonal des beaux-arts, Lausanne, 1991-92, p. 24.

[xvii]. Michel Verjux, “Notes sur dix ans d’éclairage”, op. cit., p. 3.

[xviii]. Christine Buci-Glucksmann, La folie du voir, op. cit., p. 45 sq.

[xix]. Michel Verjux, « Notes,1983 », in Michel Verjux — Notes éclairages, op. cit. p. 4.

[xx]. Christine Buci-Glucksmann, La raison baroque — De Baudelaire à Benjamin, Paris, 1984, p. 77.

[xxi]. Michel Verjux, « Notes,1987 », in Michel Verjux — Notes éclairages, op. cit., p. 24.

[xxii]. Catharina Regina von Greiffenberg, citée par Geoges Poulet in Les métamorphoses du cercle, Paris, 1961, p. 126.

[xxiii]. Michel Verjux, « Notes,1985 », in Michel Verjux — Notes éclairages, op. cit., p. 10.

[xxiv]. Michel Verjux, « Un faisceau de fonctions », in catalogue de l’exposition Michel Verjux, édit. Musée d’art moderne de la Ville, Paris, et Villa Arson, Centre national d’art contemporain, Nice, 1992.

[xxv]. Paul Virilio, La machine de vision, Paris, 1981, p. 40-41.

[xxvi]. Sous le plafond (sur le sol exactement), 1988, éclairage, 6 projecteurs à découpe 1000 watts CID, collection Fonds national d’art contemporain.

[xxvii]. Georges Duby, Saint Bernard — L’art cistercien, Paris, 1976, p. 210 sq.

[xxviii]. Christine Buci-Glucksmann, La folie du voir, op. cit., p. 203 sq.

[xxix]. Idem, ibidem, p. 67 sq.

[xxx]. Idem, ibidem.

[xxxi]. Michel Verjux, « Notes,1985 », op. cit., p. 10.

[xxxii]. Michel Verjux, « Notes,1986 », in Michel Verjux, notes d’éclairages, op. cit., p. 18.

[xxxiii]. Michel Verjux, « Eclairer c’est exposer », op. cit. p. 26.

[xxxiv]. Jacques Lacan, op. cit. p. 83.