Les compositions verticales-horizontales de Sophie Taeuber

(Publié in cat. de l’exposition Sophie Taeuber-Arp, (Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 15 décembre 1989-18 mars 1990, puis Musée cantonal des beaux-arts, Lausanne), Paris, Paris-Musées, 1989, p. 35-42.)

« Car j’impose à l’espace ce haut mur en tout sens qui compose ma mort »
Paul Eluard

Les crayons de couleur, les gouaches et les broderies exécutés durant la Première Guerre mondiale, en Suisse à Zurich par Sophie Taeuber peuvent être comptés parmi les premières manifestations de l’art abstrait construit (ou de l’art concret géométrique, comme on voudra). Ces œuvres méritent en soi un examen attentif ainsi que d’être mesurées à leurs homologues contemporaines passant outre à la discrétion de l’artiste elle-même qui laissa à d’autres les rôles de ténors et de propagandistes. Un étonnement nécessaire : afin d’en saisir les enjeux à défaut d’en dégager complètement les significations.

1.

Hans Arp rencontre Sophie Taeuber à la galerie Tanner, à Zurich en décembre 1915[1]. Les œuvres qu’il y expose participent encore de la large diffusion internationale du cubisme. Certaines d’entre elles sont abstraites mais cette abstraction n’a rien de commun avec ce que Sophie Taeuber a, de son côté, entrepris. Le rapprochement des deux artistes, jusqu’à la collaboration, ne doit pas masquer cette distinction d’origine. Si Hans Arp exécute alors des compositions très construites, avec des verticales et des horizontales, ce n’est qu’un moment très court dans son œuvre et il le doit, de toute évidence, à Sophie Taeuber. Il le reconnaîtra lui-même, à plusieurs reprises, dans des textes publiés à partir de 1948 :

« En décembre 1915, j’ai rencontré à Zurich Sophie Taeuber qui s’était affranchie de l’art conventionnel. »
« Elle me montra des dessins, des tapisseries et broderies exclusivement composés en verticales et en horizontales. »
« La grandeur et la pureté de ces travaux, I’étonnant, le courageux emploi de rectangles m’influencèrent. C’est aujourd’hui difficile de faire comprendre à la jeune génération ce que cette découverte du rectangle signifiait[2]. »

De ce qu’il qualifie lui-même d’étonnant et de courageux, Hans Arp a donné une description assez précise :

« Déjà en 1915 Sophie Taeuber divise la surface de ses aquarelles en carrés et rectangles qu’elle juxtapose de façon horizontale et perpendiculaire. Elle les construit comme un ouvrage de maçonnerie. Les couleurs sont lumineuses allant du jaune le plus cru au rouge, ou bleu profond. Dans certaines de ses compositions, elle introduit à différents plans des figures trapues et massives […] »

En décembre 1915, Sophie Taeuber a terminé ses études. Elle a obtenu son diplôme de l’École des arts appliqués de Munich en juin 1914, et en mai 1916, elle sera nommée professeur à l’École des arts appliqués de Zurich :

« En marge des devoirs professionnels scrupuleusement remplis, elle s’essayait, pour sa satisfaction personnelle, à des compositions plastiques qui par une mystérieuse osmose, la reliait d’emblée aux tendances les plus audacieuses de l’avant-garde.
En 1915, Jean Arp que l’on appelait Hans à l’époque, devait lui faire prendre pleine conscience de sa véritable vocation et confiance en ses facultés créatrices (sans que jamais n’en fussent altérées sa simplicité et sa modestie)[3]. »

Hans Arp s’insurgera encore rétrospectivement de l’assimilation des œuvres de Sophie Taeuber à de l’art appliqué. Il protestera du caractère délibéré de l’intention :

« L’art peut aussi bien s’exprimer au moyen de la laine, du papier de l’ivoire de la céramique, du verre que par la peinture, la pierre le bois, l’argile. Un vitrail gothique, un tissu copte, la broderie de Bayeux, une amphore grecque ne ressortissent pas à l’art décoratif. L’art est toujours libre et libère l’objet auquel il s’applique. »

Et de façon plus polémique :

« Sophie Taeuber et moi avions décidé de renoncer complètement à employer la couleur à l’huile dans nos compositions. Nous voulions éviter tout rappel du tableau qui nous semblait être caractéristique d’un monde prétentieux et suffisant. »

Dans le catalogue qu’il a établi, Hugo Weber compte, jusqu’en 1920, cinq crayons de couleur, trente et une gouaches, un collage, et deux encres, une peinture, des broderies et d’autres travaux d’art appliqué non complètement inventoriés. Une production restreinte[4], somme toute et de petit format. La première peinture comme telle est le triptyque de 1918. Enfin, Sophie Taeuber, au dire même de Hans Arp, refusa dans un premier temps d’exposer ce qu’elle ne considérait que comme des recherches de caractère privé. Par conséquent, la volonté de ne pas faire de la peinture, mise en avant par Hans Arp, doit être certes rapportée au contexte dadaïste, mais aussi à une création non pleinement consciente de sa propre importance, ou plutôt dont l’importance se trouve déniée par son auteur même. Comme si cette dénégation venait contrebalancer celle inverse d’Arp.

2.

La fortune critique de ces premiers travaux a été tardive et demeure incertaine. En 1936, dans son livre Cubism and abstract art Alfred Barr ne mentionne pas Sophie Taeuber. Il faut attendre 1949 pour que Michel Seuphor signale, dans L’art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres, que, dès 1916, Sophie Taeuber a réalisé des compositions de formes géométriques rectangulaires, gouaches et papiers collés. Un peu plus tard dans La peinture abstraite, sa genèse et son expansion[5], il reconnaît qu’un troisième foyer d’abstraction géométrique pure, « foyer complètement séparé de ceux de Hollande et de Russie par des frontières fermées et des armées en guerre, était né spontanément en Suisse, sensiblement à la même époque ». Il y place les travaux de Hans Arp et de Sophie Taeuber de 1915 à 1916 et les Duo-collages de 1918. Il en souligne la proximité avec les productions contemporaines du Stijl, « frappantes illustrations de la similitude des idées synchroniquement parallèles ».
En 1977, Willi Rotzler dans son histoire du constructivisme, fait de Sophie Taeuber « la figure clé » des débuts de ce mouvement en Suisse et « sans doute son vrai initiateur ». Ce très important ouvrage ne comporte cependant aucune reproduction d’œuvres antérieures à 1918.

3.

L’originalité formelle des œuvres exécutées pendant la guerre par Sophie Taeuber n’a malgré tout pas été suffisamment mise en relief. Elle est pourtant considérable, par la distance prise d’emblée d’avec le cubisme, fut-il le plus abstrait.
Dans la plupart des Compositions verticales-horizontales, la répartition inégale des surfaces semble intuitive. La découverte du rectangle dont parle Arp n’est-elle pas dérivée du cubisme ? Le procédé mis en œuvre dans certains dessins au crayon de couleur et dans certaines broderies (telles celles du musée de Bâle et de la Fondation de Locarno) – procédé de remplissage d’une surface en suivant, de façon plus ou moins régulière, les indications fournies par une charpente – ne se retrouve-t-il pas chez Mondrian, Van Doesburg et Van der Leck, moment célèbre de leur passage progressif vers l’abstraction ?
Le sujet prétexte est cependant absent des dessins et broderies en question. Abstraite, Sophie Taeuber l’est d’emblée et totalement, et les hommes les bateaux ou les oiseaux stylisés qui peuvent remplir telle ou telle case ont un tout autre statut que celui imparti à l’objet par les cubistes. De plus, le jeu de déhiscence des surfaces entre elles est réduit : les contours se prolongent ; des lignes traversent toute la composition, rien ne se chevauche, aucun drame, tout se déroule à la surface dans une stricte frontalité.
La charpente de construction prend une saveur toute nouvelle : trame orthogonale, véritable schéma régulateur, elle s’affirme, voire s’affiche. Dans certains dessins au crayon de couleur, elle préexiste dans le papier quadrillé utilisé. Rappelons aussi, après d’autres, son isomorphisme avec le canevas des broderies.
Sa régularité est certes pervertie par des accidents, mais ceux-ci sont d’une extrême simplicité : dans une gouache en dépôt au Kunsthaus de Zurich (Weber 1917 n° 1), la grille de la partie inférieure est simplement décalée, d’un demi cran vers le bas. Dans les broderies sur canevas, d’apparence plus complexes, le rythme régulier qui sous-tend l’ensemble se dévoile si l’on compte les points et que l’on additionne certains groupes.

L’utilisation généralisée de la mesure n’est pas au service d’une géométrisation du monde objectal comme pouvait la proposer les cubistes, mais d’un constructivisme vigoureux et précoce : les recherches des années de guerre aboutissent au triptyque de 1918, exécuté à l’huile, et subtilement construit. Le procédé de construction n’est détectable qu’en superposant le calque des trois parties, après avoir pris soin de mettre celui du milieu à l’envers. On s’aperçoit alors que, dans chacune, la forme triangulaire est en progression le long d’une même oblique, ce qui génère le rythme de l’ensemble.
Par la suite, Sophie Taeuber cessera rarement d’utiliser la règle et le compas : les lignes en apparence libres de l’époque de Grasse (1941-1942) n’ont-elles pas été tracées au perroquet ?
Max Bill, le premier, a analysé en détail la structure d’une œuvre de Sophie Taeuber et insisté sur l’aspect musical[6]. Il s’agissait de Cercles mouvementés de 1934, ce que Sophie Taeuber appelait un Pang Bild. Il a mis en évidence la constitution des points en groupes, répartis rythmiquement, formant des cadences selon la couleur, I’espacement ou encore leur ordonnance à l’intérieur de la composition. Pour lui, la faculté d’occuper la page entière avec pureté, clarté, et souveraineté, qualifiait le travail de la forme et l’art véritable. Margit Staber, quant à elle, a rapproché cette interaction des éléments entre eux de la notion d’équilibre asymétrique (déséquilibre équilibré) de Mondrian[7]. Quoi qu’il en soit, il est remarquable que ces répartitions par groupes, ces cadences, cette clarté dans l’occupation de l’espace, et la musicalité qui en émane, soient à l’œuvre dès les premières compositions verticales.

Nous assistons véritablement, de gouache en gouache, et sans désemparer, à la naissance et à l’exploration d’un art de la construction qui est aussi un nouvel art concret.
La mesure qui n’a plus de référent extérieur, se rapporte directement à l’ensemble de la composition, et en détermine également le caractère unitaire. Les rectangles délimités renvoient au rectangle de la feuille, ou tout du moins à celui formé par les bords de la composition. La structuration interne est l’indice des limites externes.
En toute logique, la relation inverse est aussi exploitée : la déformation de la trame irrégulière des Rythmes libres de 1919, reportée sur les bords de la composition (que celle-ci soit directement peinte ou qu’elle soit découpée et contrecollée), lui donne en définitive une allure de drapeau flottant au vent. Dans ce cas, la forme extérieure est comme déterminée du dedans.
Corrélativement, il n’y a plus de motif se détachant sur un fond, mais au contraire quelque chose qui fait un tout unitaire : une identité désormais conquise du fond et de la forme.
La composition rigoureuse, la facture toujours neutre, sans accident, ou la nécessité interne qui régit leur transgression même, concourent, toutes à la fois, à l’objectivation de cette peinture : c’est l’application avec laquelle le pinceau a posé sur la feuille des touches répétitives, qui transforme celles-ci en autant de traces objectives, dans l’extraordinaire série des taches quadrangulaires en couleur de 1920.
La franchise des couleurs employées concourt à la qualification de ce qu’il faut bien appeler du nom de peinture pure, expression qui pour être née de la bouche d’Apollinaire[8], trouve ici pour la première fois une vérification des plus accomplies : « Les couleurs sont lumineuses, allant du jaune le plus cru au rouge, ou bleu profond[9] […] » Les titres ne sont-ils pas là pour renchérir sur cette appartenance exclusive à la peinture, qui ne parlent plus que de compositions », « éléments », « rythmes », « motifs », « formes » et « taches » ?

 

Peinture pure, cela pourrait faire penser à l’Orphisme mais Sophie Taeuber ne s’est pas arrêtée en si bon chemin pas plus d’ailleurs que sur celui d’une vague géométrisation du monde. Si les compositions de 1916 sont non seulement géométriques et très strictement orthogonales, mais aussi construites sur la base d’une trame régulière, cette dernière alimente des procédures systématiques qui poussent à bout les règles classiques de composition, quand elles n’en enfreignent pas les lois. La gouache carrée de 1916, n° 8 du catalogue Weber, est par exemple nettement structurée en seize bandes verticales et seize bandes horizontales égales. À partir de cette trame, sont délimités de petits carrés ou, par agglomération, des carrés de dimensions doubles et des rectangles de différentes proportions.
Dans une autre gouache conservée au musée de Berne (Weber 1916, n° 10), cinq larges bandes horizontales superposées sont animées par des carrés de même largeur et d’autres plus petits, au tiers des premiers – le tout reposant sur une grille de 15 x 10. Dans plusieurs cas, cette structuration en registre fait système : la partie inférieure d’un dessin de la Fondation de Rolandseck reprend exactement celle du dessus mais en la décalant de moitié ; les cinq registres de la broderie conservée au Musée des arts appliqués de Zurich (inv. n° 7417) sont identiques, à l’ordre près des motifs.
La notion de hasard a fait écran : dans le Duo-collage de 1918, conservé à la Fondation de Clamart, contrairement à ce que Arp a pu induire, la répartition des rectangles découpés au massicot n’est pas totalement aléatoire : une symétrie axiale en ordonne la majorité et seul un petit nombre a subi une redistribution perturbatrice de l’ordre originel. Dans ceux de la collection Insel Hombroich (Düsseldorf), et dans celui de la National Galerie de Berlin cet ordre est un quinconce de deux couleurs en damier.
Une gouache conservée au musée de Winterthur obéit même à une symétrie axiale parfaite : des bandes noires, sur fond rouge brique, un rectangle horizontal blanc, un carré aux bandes bleues en haut à gauche, y répondent aux mêmes éléments inversés dans la partie droite.
Le crayon de couleur de la collection Seuphor (Weber 1916, n° 3) et la gouache Formes élémentaires, composition verticale-horizontale (Weber 1917, n 3) appartiennent à toute une série fondée sur une juxtaposition de surfaces en expansion dont la formule semble bien être reprise de l’arrangement parfait lié au nombre d’or (spirale logarithmique).
Chaque fois, un parti unique d’organisation a été adopté : au nom d’un principe selon lequel tout l’espace, en chacun de ses points, est susceptible de recevoir le même traitement, sans hiérarchie préalable de telle ou telle partie – pour ainsi dire une égalité juridique de chaque point de l’espace.
La coextensivité de la composition à ses limites se double d’un mouvement centrifuge : expansion potentielle de la grille que l’œil peut prolonger et étendre à l’infini.
À l’utilisation des principes traditionnels d’organisation de la composition se substitue la recherche de principes d’occupation de la surface, pouvant en droit s’appliquer à n’importe quel support ou plan – principes en soi décoratifs et mis en œuvre dès 1918, pour le décor du spectacle de marionnettes, König Hirsch, de Carlo Gozzi.
La destination murale et le lien de la peinture avec l’architecture sont donc déjà inscrits formellement dans les recherches des années de guerre et ce quand bien même ce n’aurait été que des « ouvrages de dame » : « maçonnerie » dit au contraire Arp avec justesse ! Et il n’y a rien de surprenant à ce que Sophie Taeuber ait été à l’origine de la plus importante réalisation murale du mouvement moderne de la fin des années vingt, I’Aubette, à Strasbourg, et qu’elle s’y soit trouvée en compagnie d’un des fondateurs du Stijl.

Abstraction, peinture pure, mesure, construction rythmes neutralité des matériaux et de la facture… mais aussi caractère concret de la peinture, identité du fond et de la forme, extensivité de l’espace, devenir mural… Sophie Taeuber a effectué un saut, une rupture radicale et immédiate avec tout ce qui se donnait à l’époque comme abstraction dans la grande constellation cubo-futuriste à laquelle elle n’a jamais appartenu et à laquelle elle semble très peu devoir.

4.

Qu’en est-il des autres pionniers retenus, non sans raison d’ailleurs, par l’histoire de l’art ?
Les Compénétrations iridescentes[10] de Giacomo Balla (1912) tirent de treillis losangés des effets dynamiques, optiques et en fin de compte déstabilisateurs. Parmi les disques de Robert Delaunay, le fameux Coup de poing[11] de 1912, shaped canvas avant la lettre, reste une tentative isolée. Les Disques de Newton de Frantisek Kupka, de la même époque, s’entrecroisent et s’interpénètrent encore davantage[12]. Ses Plans verticaux prennent position sur un fond, passent les uns devant les autres et semblent souvent posés de biais, produisant ainsi une illusion de profondeur.
Johannes Itten s’est essayé à des compositions horizontales-verticales dès 1915, comme celle de la collection Loeb à Berne, mais on n’y trouve ni les mêmes prémices de systématicité, ni la même franchise dans l’usage des couleurs. Les tentatives de Hans Arp sont, pour leur part, surinvesties par le réemploi de papiers trouvés qui les rattachent idéologiquement à l’esprit Dada. Quant à la formule du damier, dont on crédite souvent Paul Klee, elle ne s’affirme chez lui, sous une forme rigoureuse, que marginalement et cela qu’à partir des années vingt.
La formule suprématiste, inaugurée par Malevitch en 1915, obtempère encore à l’injonction du fond : les plans de couleurs flottent dans le vide d’un espace dématérialisé. Les constructivistes russes, tels Alexandre Rodchenko et El Lissitzky ne s’éloignent pas beaucoup de la fabrication de figures abstraites : leurs constructions entrecroisent et superposent toujours lignes et plans selon un nœud producteur d’une intensité centrale.
Une attention toute particulière doit être portée aux productions du Stijl, mouvement dont Sophie Taeuber est le plus proche d’esprit. L’utilisation d’une trame et son affirmation n’interviennent dans l’œuvre de Mondrian qu’en 1918, avec la série des Compositions dans le carreau, Composition rectangulaire avec ligne grise, suivies en 1919 des Compositions dans le damier. Ce n’est qu’avec ces dernières que Mondrian résout le problème du rapport du fond et de la forme alors que ses Compositions avec plans de couleurs de 1917 disposent encore librement des rectangles de couleur sur un fond un peu à la façon de Malevitch. Vilmos Huszar et Chris Beekman, dès 1916, imbriquent des surfaces à partir d’une trame implicite, mais de façon très labyrinthique. Le premier, de plus, en soulignant les bords du cadre, accroît l’effet concentrique. Bart van der Leck part d’une observation réaliste et la constellation de rectangles bleus, jaunes ou rouges, à quoi il aboutit se détache toujours sur un fond blanc, même s’il l’a ordonnée en bandes, selon une trame, comme dans la série des Hommes à dos d’âne.
Van Doesburg utilise des grilles, altérées mais lisibles déjà, dès 1916, dans le Portrait de Lena Milius ou dans la Composition IV (1917) par exemple. Mais, le dessin de 1917 pour le carrelage du couloir de la villa de Vonk construite par Oud, préfigure curieusement la Composition dans le damier aux couleurs claires de Mondrian. Plusieurs dessins conservés[13]’3 attestent chez cet artiste d’un usage fréquent du papier quadrillé ou millimétré, usage qui intervenait en bout de course au terme du processus d’abstractisation, et pour mettre au carreau ce qui avait été schématisé à partir de notations libres : ainsi dans la série préparatoire à la Tarantella de 1917 (Moma) – mise au carreau à des fins utilitaires pour les transpositions en verrières des Compositions III, IV et V. Le processus, que van Doesburg appelle « transfiguration esthétique », est totalement absent chez Sophie Taeuber qui commence là où les autres terminent.

5.

La question de l’origine, au sens historiographique du terme, de cette nouvelle conception de l’espace pictural, reste posée. En resituer l’émergence sur le triple fond du cubisme des arts appliqués et d’un certain nombre de thèmes et de présupposés philosophiques ayant nourri les débats de la scène artistique de l’époque, apportera peut-être quelque lumière.
Hans Arp avait précédé Sophie Taeuber dans l’art du collage :

« En 1914 à Paris, rue du Moncenis, je fis mes premiers collages. ils étaient très différents des papiers collés cubistes. »
« En 1915, à Zurich, je fis une suite de collages abstraits ou plutôt concrets car il ne se trouvait aucun vestige d’abstraction dans ces collages. »
« [Les collages de Paris] étaient réalisés avec des papiers de couleur en aplats noirs, orange, or, bleus »
« [Ceux de Zurich], en se servant de papiers imprimés, d’étoffes imprimées, de papiers et d’étoffes de toutes couleurs[14]. »

Mais le premier collage abstrait de rectangles placés à la verticale et recouvrant toute la surface impartie est de Sonia Delaunay, et fut exécuté en 1912 pour une reliure des Pâques à New York de Blaise Cendrars. (La couverture de 1911 pour son fils Charles, était un patchwork de tissus de couleurs[15].)
Les papiers se chevauchent dans la plupart des collages cubistes, qui construisent par assemblage, superposition et recouvrement mutuel. Cependant il existe quelques magnifiques papiers collés de Picasso dont les pièces sont montées et ajustées, avec une rectitude impeccable, le long d’une charpente verticale (par exemple la Tête d’homme au chapeau[16]). Le recouvrement total n’est qu’esquissé mais potentiellement là. Le mur restait à achever. Certains artistes de La section d’or avaient déjà expérimenté la formule des charpentes all over employées par Sophie Taeuber : Jean Metzinger dans le Portrait d’Albert Gleizes a, pour la réalisation de la peinture, éprouvé le besoin de faire se poursuivre les bandes verticales du dessin jusqu’aux limites du cadre : transmutation des lignes tirées de l’analyse de l’objet en surfaces de partage du tableau[17]. Des sortes de damiers envahissent plusieurs œuvres de Gleizes et Juan Gris. La nature morte de ce dernier intitulée Le livre est complètement compartimentée en bandes verticales[18]
Malgré la suture du Cubisme à l’objet (soulignée par Kahnweiler), une logique l’emporte vers un recouvrement davantage plan, régulé et total, et le rapporte inexorablement à la surface du tableau. La série des Duo-collages est à la fois le terme de cette logique et son point de rupture.

 

Le récit de la naissance de l’abstraction en ses passages obligés, la donne pour fille du cubisme et de l’expressionnisme : Ia perte de l’objet (incomplètement assumée) dans la phase analytique du cubisme de Braque et de Picasso, Ia lente maturation de Kandinsky depuis les paysages de Murnau (« Qu’est-ce qui doit remplacer l’objet ? »), Ies œuvres phares de Delaunay (Les Fenêtres, les Formes circulaires) Ie didactisme des séries de Mondrian (Les arbres, la jetée, La tour). Ce récit qui appartient à une histoire de l’art réductrice masque d’autres origines : les sources du XXe siècle. Et, parmi celles-ci, les arts appliqués et les écoles du même nom : Pour William Morris le renouveau du répertoire des arts décoratifs passait par la « culture des facultés de l’œil et de la main » et l’observation de la naturel[19]. S’il a laissé de grands motifs floraux très à plat et pleins de saveur, il est surtout au point de départ d’une tradition pédagogique renouvelée d’exercices d’observation des formes de la vie. Ceux enseignés par Wilhelm von Debschitz dans l’École fondée par Hermann Obrist à Munich (en 1901), et où Sophie Taeuber fit ses études à partir de 1910, portaient sur l’examen de configurations organiques[20] : les étudiants y étaient encouragés à en analyser la structure et à en tirer des formes graphiques avec un souci de simplification et de stylisation qui conduisait facilement à l’abstraction. Wolfgang von Wersin, professeur à l’école, a laissé des études abstraites (1903, collection Stadtmuseum, Munich). Richard Riemerschmid[21], figure dominante du Jugendstil munichois, et un des fondateurs du Deutscher Werkbund en 1907, délaissa les grands motifs floraux à la Voysey, et proposa des patterns répétitifs, simplifiés et abstraits pour des linoléums ou des textiles fabriqués industriellement. Des dessins du même genre pour des tissus, de Carl Otto Czeschka, un autre créateur munichois, sont sur du papier millimétré. Pour les rectangles ils sont partout : le style perpendiculaire de Charles Rennie Mackintosh, adopté par Joseph Hoffmann (« Quadrat Hoffmann »), fut accueilli très favorablement, à Vienne et Munich notamment, etc.
Gladys C. Fabre a justement attiré l’attention sur les traités de Jules Bourgoin et Eugène Grasset, publiés en France en 1901, 1907 et 1908, et qui regorgent de dessins de patterns répétitifs abstraits.
Voilà qui suffit pour la conception décorative de l’espace pictural, sa platitude (sans avoir besoin de convoquer Maurice Denis), sa structure répétitive, extensive, et aussi pour l’abstraction et son caractère perpendiculaire.
À tout cela s’ajoute un autre habitus à ne pas sous-estimer : les théories de la couleur, diffusées dans les écoles, se visualisaient déjà dans des chartes et des cercles chromatiques. Deux études de couleur de Kandinsky (Stadtisches Galerie im Lenbachhaus, Munich) de 1913 ne ressemblent en rien à son œuvre. L’une est faite d’un damier losangé, l’autre de cercles concentriques juxtaposés. L’approche scientifique des couleurs et de la vision a également frayé la voie à une conception isotopique de l’espace dont le pointillisme fut, par ailleurs, une étape insigne.

 

Quel rôle ont pu jouer des idées, des théories esthétiques et philosophiques ?
Pour préciser l’apport de Wilhelm Worringer et de Abstraktion und Einfuhlung[22], nous devons observer la mise en garde de Dora Vallier[23] : Worringer a en vue la tendance à la schématisation de l’art byzantin, des arts décoratifs celto-germaniques du nord, de l’ornementation scandinave et irlandaise, des arts barbares et mérovingiens… Moins que d’une influence directe sur la naissance de l’abstraction, son ouvrage révèle une approche de l’histoire de l’art élargie, déverrouillée par Konrad Fiedler et mise en œuvre par Alois Riegl, qui dépasse désormais l’esthétique confinée du beau[24]. Les illustrations de L’Almanach du Blaue Reiter, édité par Kandinsky et Marc en 1913, mettent côte à côte art populaire russe, japonais, africain, et expressionnisme ambiant – une déhiérarchisation géographique, en sorte, venant redoubler cette autre, touchant aux genres artistiques, et liée au concept romantique de Gesamtkunstwerk. L’accessibilité des thèmes (bateaux, hommes, oiseaux… ), la neutralité de la facture ou l’anonymat de la production collective, vont de pair avec l’idée porteuse des arts décoratifs d’un enracinement du style dans un Kunstwollen (Riegl) qui ne peut être que populaire. Tout ceci explique à la fois la coexistence pacifique de l’abstrait et du figuratif chez Sophie Taeuber, et la modestie besogneuse où elle rejoint Adolf Loos qui défendait « la culture du menuisier ».
À quoi s’ajoute le mirage éducatif du regroupement d’artistes Das neue Leben qui pensait que l’environnement joue un rôle essentiel dans la santé physique et mentale (groupe avec lequel Sophie Taeuber expose à Bâle en 1918) et dont l’idéologie dérivait du meilleurisme défendu par la Théosophie (à laquelle ni Kandinsky ni Mondrian, on le sait, ne furent insensibles). Le besoin thérapeutique perce dans la fréquentation du cercle Jungien de Zurich comme dans l’appartenance à la troupe du chorégraphe Rudolf von Laban dont la technique se fondait sur l’expression corporelle.
Durant les vacances de 1917, au Monte Verità, à Ascona[25], la Sonnenfest donnée par l’école de Laban à l’occasion du congrès de l’ordre ésotérique des templiers orientaux O.T.O est un étrange rite de fusion panthéiste et mystique.
Enfin, Sophie Taeuber n’a pas échappé à la mode du primitivisme : ni aux cabanes dans les arbres à Ascona, ni au Dernier des Mohicans dont les gravures décoraient sa chambre.

6.

Avant de nous risquer à une interprétation, arrêtons-nous encore un instant sur certains traits du personnage : timidité, labeur, sens pratique, silence, gaieté, rêve, amour de la nature, qui reviennent tels des leitmotive dans les témoignages de ceux qui l’on approchée.
Sophie Taeuber, elle-même, parlait en 1937 de « la gaieté […] qui permet d’affronter les problèmes de la vie sans peur et d’y trouver une solution naturelle ».

« Vers la fin de sa vie, dit Arp, Sophie Taeuber apparaissait baignée d’une lumière surprenante, enchanteresse, comme si elle avait pressenti le but imminent qu’elle allait atteindre. »

Parousie selon Plotin que cite Arp :

« Il faut d’abord rendre l’organe de la vision analogue et semblable à l’objet qu’il doit contempler. Jamais l’œil n’eût perçu le soleil s’il n’avait pris la forme du soleil[26]. »

Kandinsky, avec finesse, relie à la mort ces thèmes de la lumière et du silence dans son hommage de 1943 :

« Les formes, par leur sobriété, leur silence, leur façon de se suffire à elles-mêmes, invitent la main, si elle est adroite, à se servir du langage qui lui est propre et qui n’est souvent qu’un murmure […], langage calme […] Sophie Taeuber-Arp s’est approchée infailliblement, « sans peur et sans reproche » de son but[27]. »

Et c’est dans un chapitre sur Dada comme foyer de l’art abstrait, intitulé sans aucun hasard « la langue du paradis », que Hans Richter, dans son histoire du mouvement, évoque la figure silencieuse de l’artiste :

« Maja Krujek (I’amie de Tzara) parlait beaucoup, Sophie très peu. La plupart du temps un sourire timide ou rêveur remplaçait chez elle la nécessité des mots[28]. »

À défaut de loquacité publique « elle parlait aux fleurs et aux étoiles […], elle imitait la mastication des cigales en plissant le nez avec une application amusée », dit Arp. Et il ne faut voir là nullement une gratuité poétique : il s’agit bien de parler le langage de la nature et d’en accepter les lois : « Elle fut toujours prête à recevoir avec calme la clarté ou l’ombre. »

« Tu rêvais […] dans l’immuable demeure de la clarté […] tu peignais la nuit […] tu dansais l’adieu » écrit encore Arp dans des poèmes dont les métaphores corroborent notre réseau thématique : « Quel était ton rêve lorsque tu quittas cette rive […] elle disparaît, elle disparaît dans sa propre lumière[29]. »

Ce rêve, nous l’avons de la main même de Sophie Taeuber :

« […] Mon index, comme sous la dictée de quelqu’un, traçait dans le sable le mot « heureuse » : tout en l’écrivant, je voyais ce mot se graver profondément dans la pierre. Un bruit sourd, comme un soupir, me fit lever la tête. C’était un rocher qui se détachait et me menaçait. Il me vint alors à l’esprit que si le rocher m’écrasait, il ne resterait de moi que le mot “heureuse”[30] ».

L’art concret est l’émanation de cette recherche du bonheur, expression visible de la nature (sans la représenter), autre nature tout aussi parfaite, médiation paradoxale car silencieuse : « L’art concret dira Arp, veut transformer le monde, il veut rendre l’existence plus supportable », il exprime « le désir d’un monde meilleur ».

« [C’est] un art élémentaire, naturel, sain, qui fait pousser dans la tête et dans le cœur les étoiles de la paix, de l’amour, et de la poésie[31]. »

L’harmonie recherchée passe par un « travail divinement construit », selon une longue tradition à laquelle finalement Sophie Taeuber adhère : divine proportion, symétries, relations d’ordre, lois d’occupation du plan…
Elle a aussi son chiffrage mystique auquel Matila C. Ghyka nous a initiés[32] et que ne devait pas totalement méconnaître le milieu théosophique. Sophie Taeuber n’en tire aucune prétention, ni obscurité.
En 1920, dans l’Almanach Dada, Alexander Partens donne une espèce de définition avant la lettre de l’art concret en parlant des travaux de Hans Arp :

« Une sorte de création […] un autre corps à côté de nous, qui vit pour lui comme nous […] L’artiste pouvait abandonner sa personnalité […] Il savait que ce n’était pas par manie d’originalité que certains tableaux paraissaient tellement différents, mais à cause de l’unicité de chaque être, à cause de la différence fondamentale qui distingue chaque être d’un autre être. Il voyait que ce qui était resté jusqu’alors un fait individuel, intime et caché, pouvait prendre forme et accéder à sa propre vie authentique et autonome. »

La fusion mystique de l’âme avec les éléments n’a-t-elle pas son équivalent sur le plan artistique dans le concept d’Einfuhlung, « apogée de l’esthétique psychologique, son moment d’euphorie[33] », que Worringer emprunte à Théodor Lipps après que Robert Vischer y ait décelé une tendance panthéiste propre à la nature humaine : I’empathie, la communication intensive avec le monde suppose à la fois une expansion de la personnalité et un dessaisissement de soi dans l’identification à l’objet.
C’est cependant à Konrad Fiedler et à la Nouvelle visibilité que nous devons d’avoir dénoncé le mirage d’une traduction adéquate de l’œuvre d’art dans le langage : I’art est la présentation visible du visible. La connaissance de la main qui crée est l’expression du regard. Le langage n’énonce pas l’être, « c’est une forme de l’être ».

« La pensée qui est énoncée dans le langage ne surgit que dans le langage et avec lui ; […] mais la vie spirituelle de l’homme produit d’autres formes d’existence en dehors du langage[34]. »

Distinction des pratiques signifiantes dirions-nous aujourd’hui, en tout cas fondement, du moins en droit, du silence de l’œuvre.

7.

Revenons à nos gouaches : qu’en est-il de leur structure, de cette grille, de ce plan, de cette « maçonnerie » ?
Si la grille, comme le dit Rosalind E. Krauss, est « une introjection des limites du monde à l’intérieur de l’œuvre[35] », on peut avancer que le véritable sujet spéculaire des Compositions verticales-horizontales de Sophie Taeuber est sa propre fusion mystique avec le monde.
Dirions-nous que la parfaite ménagère, que décrit Gabrielle Buffet-Picabia, visualisait en ses peintures :

« Ces structures d’ouvrage fortifié dont la métaphore surgit spontanément, et comme issue des symptômes du sujet, pour désigner les mécanismes d’inversion d’isolation, de réduplication d’annulation, de déplacement, de la névrose obsessionnelle ? » Ce serait forcer la charge sur la « fonction de l’lmago qui est d’établir une relation de l’organisme à sa réalité – ou, comme on dit, de l’lnnenwelt à Umwelt[36]. »

« Le mur », de Paul Éluard, justement dédié à Sophie Taeuber, apporte de l’eau à notre moulin :

« […] La boue au fond de l’eau la vase nuageuse La substance évidente dont je sortirai
Dont je m’échapperai car j’impose à l’espace
Ce haut mur en tout sens qui compose ma mort
Ce mur fuyant des jours éternels ma demeure37. »

Il énonce la paix de la représentation vidée de tout drame, acquise en murant, en recouvrant, en fermant la fenêtre où se creusait l’espace du drame—au risque de la vie.
Clément Greenberg avait été le premier sensible à ce qui, dans la peinture moderne, signait l’arrêt de mort du tableau de chevalet :

« Le tableau all-over, “décentré”, “polyphonique” dont la surface est tissée d’éléments identiques ou presque semblables qui se répètent sans variation marquée d’un bord à l’autre. C’est là un genre de tableau qui fait apparemment l’économie de tout commencement, milieu ou fin. Même si le tableau all-over, quand il est réussi, reste suspendu sur le mur selon une modalité qui relève du théâtral, il se rapproche beaucoup de la décoration […] La dissolution dans la pure texture […] exprime un naturalisme moniste[37]. »

Pour Rosalind Kraus la grille est un compromis qui résout le conflit entre le sacré et le profane. Cette structure visuelle rejette explicitement toute narration, toute séquence de lecture. Comme le mythe, chez Levi-Strauss, maintient en une suspension paralogique les interprétations contradictoires entre les premières notions des origines de l’homme et la découverte des relations sexuelles parentales, la grille permet à l’art de se maintenir en tant que refuge séculier de l’émotion religieuse.
Fonction suspensive du décoratif et du devenir mural pour laquelle Jacques Soulillou, en des pages décisives, avance la cheville syntaxique du syncatégorème, empruntée à Derrida, et dont il analyse les déclinaisons[38].
Or le drame, I’histoire, frappait à la porte, avec une insistance importune. Le primitivisme est ce mouvement qui veut échapper au conflit entre l’univers matériel et scientifique et les anciens modes de vie et croyances : en régénérant une humanité qui naîtrait de rien sans dette, hors du temps[39].
C’est l’intuition géniale de Freud d’avoir ici recours à une inversion de la vie et de la mort. Le principe de plaisir tendant à maintenir un niveau d’excitation aussi bas que possible :

« L’être vivant élémentaire serait très volontiers resté immuable dès le début de son existence, il n’aurait pas mieux demandé que de mener un genre de vie uniforme, dans des conditions invariables […]. La fin vers laquelle tend toute vie est la mort ; et inversement : le non-vivant est antérieur au vivant [40]. »

Si la relation à la nature est altérée chez l’homme, cela est dû à « une véritable prématuration spécifique de la naissance » où s’enracine pour Jacques Lacan la fonction particulière de l’lmago :

« Ce développement est vécu comme une dialectique temporelle qui décisivement projette en histoire la formation de l’individu. Le stade du miroir est un drame dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance à l’anticipation – et qui pour le sujet pris au leurre de l’identification spatiale, machine des fantasmes […] – et à l’armure enfin assumée d’une identité aliénante ».
« La loi primordiale est donc celle qui en réglant l’alliance superpose le règne de la culture au règne de la nature livrée à la loi de l’accouplement […]. Cette loi se fait donc suffisamment connaître comme identique à un ordre de langage […]. C’est la vertu du verbe qui perpétue le mouvement de la Grande Dette dont Rabelais, en une métaphore célèbre, élargit jusqu’aux astres l’économie[41]. »

On sait que Kandinsky avait du décoratif la peur d’un épouvantail et Hans Arp n’était pas plus à l’aise, comme on l’a vu.
Affaire d’univers de discours : car ce qui s’énonçait de récits en tous genres le faisait selon les lois de la scène picturale. Ce qui ne s’énonce plus, ne peut que se montrer (comme disait Wittgenstein). Sophie Taeuber arrive juste à point, innocemment en somme, d’une autre scène – celle des arts appliqués qui n’est pas le lieu référentiel de l’énonciation du drame –, pour en montrer les limites et la clôture, telle une intruse qui s’excuserait de l’effraction. Elle incarne au plus haut point l’auto-éjection hors du temps d’une culture qui, par l’art entre autres, tente de fermer la fenêtre et de forclore le verbe, en une régression du symbolique à l’imaginaire. Elle donne à voir ce recollement illusoire, lisse et uni, toute éblouie qu’elle était d’un symptôme, alors naissant, au mystère duquel elle nous a introduit.

Notes

 

[1] Sur les données biographiques : chronologie de Greta Stroeh, catalogue Sophie Taeuber-Arp 1889-1943, Kunsthaus, Aarau, 1989.

[2] Toutes les citations de Hans Arp sont extraites de Jours effeuillés, Paris, 1966 ; certains mots ont été soulignés par nous.

[3] Gabrielle Buffet-Picabia, in catalogue Sophie Taeuber-Arp, Musée national d’art moderne Paris 1964.

[4] In Sophie Taeuber-Arp (Georg Schmidt éd.), Bâle, 1948.

[5] Paris, 1964.

[6] « Sophie Taeuber-Arp » in Werk (Winterthur), n° 6, 1943.

[7] Sophie Taeuber-Arp, Lausanne, 1970.

[8] Les soirées de Paris, février 1912.

[9] Hans Arp, op. cit

[10] Galeria civica d’arte moderna, Turin.

[11] Collection Tremaine.

[12] L’enquête a été effectuée d’après les catalogues raisonnés disponibles, pour Kupka, Itten, Mondrian et van Doesburg.

[13] Wies van Moorsel et Jean Leering, Theo van Doesburg 1883-1931, Staatsuitgeverij, ‘s-Gravenhage, 1983, reproduisent certains de ces dessins provenant de la succession de l‘atelier de Meudon

[14] Hans Arp op cit.

[15] Musée national d’art moderne, Paris.

[16] Moma.

[17] Le tableau de 1913 est au Museum of art, Rhode Island school of design, Providence. Le dessin antérieur est reproduit in Albert Gleizes, Jean Metzinger, Du Cubisme, Paris, 1912.

[18] Musée d’art moderne de la ville de Paris.

[19] William Morris, Les arts décoratifs, 1878.

[20] « Une méthode d’enseignement » in Dekorative Kunst, 1907. Cf. également Gladys C Fabre « De l’enseignement des arts appliqués à l’avènement de la forme pure », in cat. Aspects historiques du constructivisme et de l’art concret, Musée d’art moderne de la ville, Paris, 1977. Cet article nous a été transmis par François Morellet que nous remercions.

[21] Sur ces créateurs, cf. Nikolaus Pevsner, « Les sources de l’architecture moderne et du design », in Les sources du XXe siècle, Paris, 1961.

[22] Munich, 1911.

[23] Préface à la traduction française, Paris, 1978.

[24] Sur le contexte des théories esthétiques, cf. Dora Vallier, introduction à Wilhelm Worringer, Abstraktion und Einfuhlung, Paris ; Otto Pacht, présentation de Alois Rieg, Grammaire historique des arts plastiques, Paris ; Klaus Lankheit, présentation de L’Almanach du Blaue Reiter, Paris, 1981 ; Mikel Dufrenne, « L’esthétique en 1913 », in L’année 1913, Paris, 1971 ; Roberto Salvini, Pure visibilité et formalisme dans la critique d’art au début du XXe siècle, Paris, 1981.

[25] Cf. Erica Kessler, « Sophie tanz », in cat. Aarau, op. cit.

[26] Hans Arp, op. cit., souligné par nous.

[27] Vassili Kandinsky, in cat. Sophie Taeuber-Arp, 1964, op. cit

[28] Hans Richter Dada art et anti art, Bruxelles, 1965.

[29] Hans Arp, Jours effeuillés, op cit.

[30] Dora Vallier, op cit.

[31] Hans Arp, op. cit

[32] Mathila C. Ghyka, L’esthétique des proportions dans la nature et les arts, Paris, 1927, et Le Nombre d’or, Paris, 1931.

[33] Dora Vallier, op. cit.

[34] « Sur l’origine de l’activité esthétique », 1887 ; et « Aphorismes », 1914, in Roberto Salvini, op. cit.

[35] « Grids », October, n° 9, été 1979.

[36] Jacques Lacan, « Le stade du miroir », in Écrits, Paris, 1966.

[37] Partisan Review (New York), avril 1948.

[38] « Le paradigme mural ou la fin du modernisme », in Du décoratif, Paris, 1980.

[39] Robert Goldwater, Le primitivisme dans l’art moderne, 1938 ; trad. française, Paris, 1988.

[40] Au-delà du principe du plaisir, 1920.

[41] Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », op cit.

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