Tableaux abstraits

Publié in cat. de l’exposition Tableaux abstraits, Villa Arson, Centre national d’art contemporain, Nice, 11 juill.-28 sept. 1986.

Repris in Art Press, n° 106, Paris, septembre 1986. Cette exposition comportait des œuvres des artistes suivants : John M Armleder, Ben, Jean-Pierre Bertrand, David Diao, Heinrich Dunst, Christian Eckart, Helmut Federle, Bernard Frize, Peter Halley, Christian Floquet, J.C.J. van der Heyden, Imi Knoebel, Bertrand Lavier, Sherrie Levine, Roy Lichtenstein, Paul Marie, Meuser, Gerhard Merz, Olivier Mosset, John Nixon, Blinky Palermo, Sigmar Polke, Gerhard Richter, Gerwald Rockenschaub, Walter Robinson, Jean-Frédéric Schnyder, Peter Schuyff, Phillip Taaffe, Andy Warhol, Heimo Zobernig. Elle faisait suite à l’exposition Abstraits (Armleder, Federle, Frize, Heyden, Knœbel, Lavier, Merz, Rockenschaub) réalisée par le Consortium, à Dijon, au printemps de la même année.

Un tableau que Sigmar Polke réalisa en 1968, pourrait être placé en exergue de cet article. On y voit deux traces de brosse et d’autres de pinceau, une tache informe et une spirale déroulée : I’angle inférieur gauche est barré d’un bandeau en diagonale ; le bas laissé vierge, porte l’inscription Moderne Kunst. Ce titre, intégré dans la peinture, loin d’ancrer celle-ci sur un référent précis, la qualifie en tant qu’énoncé générique : le tableau représente l’art moderne en général autant qu’il en offre un morceau (c’est de l’art moderne) ; il en condense les formules et en propose un modèle hypothétique. Comme si, pour résumer la peinture religieuse, il suffisait de combiner un personnage agenouillé, le drapé d’un ample vêtement, une auréole, une croix et quelques rayons tombant des nuages. Faire d’une peinture abstraite le représentant de l’art moderne, c’est du même coup identifier ce dernier à un genre pictural avant même d’y voir une période de l’histoire de l’art. L’essence de l’art moderne résiderait ainsi dans la peinture abstraite.

Mais le paradigme a une portée plus large. La question implicite est claire : – Comment faire moderne ? – En faisant abstrait. Le vocabulaire utilisé, la grammaire qui règle le jeu mutuel des droites et des courbes, des lignes et des surfaces, du précis et de l’aléatoire, des formes et des aplats de couleur, est non seulement emblématique de tout l’art moderne, mais aussi de la modernité tout court. Le tableau abstrait fait moderne et c’est pour cela que c’est de l’art moderne. Ce tableau de Sigmar Polke, et son coup de pinceau qui prend un virage à angle droit avec affectation, est le modèle ironique des icônes laïques que l’abstraction a fournies à la modernité. L’atmosphère magique, chère à l’artiste, dans laquelle baignent les motifs abstraits, tels des signes cabalistiques, accroît la dérision[1]. La religion déchue, il ne reste qu’une alchimie de pacotille, des icônes abstraites, vides de tout sens.

Est-on en droit de parler d’une nouvelle abstraction[2], ou, comme on l’a fait ailleurs, d’un néo constructivisme, d’une jeune ou d’une nouvelle géométrie[3] ? Ce serait commettre trois erreurs. La première, la plus grossière, consiste à se soumettre a la loi du marché (et du milieu de l’art) que l’idée du balancier conforte dans ses intérêts. La seconde est d’ordre historique. Palermo et Knoebel commencent à travailler dans les années soixante. Armleder, Federle, Mosset sont déjà des vétérans qui, pour n’avoir pas encore été sur le devant de la scène, n’en ont pas moins été les contemporains de bien d’autres courants que le leur (qui reste problématique). Ils ne leur succèdent pas. La troisième erreur est plus retorse : I’abstraction, qualifiée de nouvelle, est alors mise au même plan que l’abstraction historique. On la soumet aux comparaisons formelles ; on recherche l’innovation quand I’essentiel de l’énoncé s’est déplacé ailleurs.

John Armleder, qui intègre dans la même installation un canapé moderne et une composition constructiviste, fournit la clé du problème. Le retour de l’abstraction appartient autant à l’histoire du goût qu’à l’histoire de l’art. Au départ, diffus, serait le sentiment de l’iconicité de l’abstraction, de sa capacité à figurer emblématiquement ce qui veut passer pour moderne. C’est à ce point qu’interviendraient les artistes. Mais si nous étions d’emblée dans l’histoire de l’art, nous devrions théoriser, distinguer les termes, choisir entre « art abstrait » ou « art concret », savoir quoi faire de I’expression « non objectif », commenter les définitions de Theo van Doesburg. S’en tenir au terme vague d’abstraction, c’est au contraire se ranger à l’avis de Michel Seuphor, avis largement partagé dans les années cinquante, époque où le débat ne faisait plus rage. Époque aussi où l’abstraction, après être devenu un genre, commença à faire figure d’art moyen. Les pionniers de l’abstraction des années dix et vingt avaient voulu fonder un nouveau langage plastique dont les deux principales formulations furent le Point, ligne, plan de Kandinsky et les théories néoplastiques de Mondrian. Cette utopie moderniste s’est poursuivie dans l’art cinétique et optique. L’après-guerre ajouta aussi des données existentielles : le temps de peindre, la trace du geste… Ainsi s’est constituée une vaste réserve de modèles. Avec la fin des illusions modernistes, leur opérativité s’est éteinte. Il nous restent des clichés, des stéréotypes : le cercle, le carré, la croix[4], le coup de brosse, la tache aux contours informels, certaines allures moyennes d’une abstraction dont on ne sait plus si elle est abâtardie ou réussie. Les meilleurs de ces modèles sont économiques, simples, efficaces. Ce sont aussi les plus usés et, dans leur dégénérescence même, ils nous séduisent encore.

Les artistes du pop art furent les premiers à accepter la dégénérescence en image de masse des composantes de la high culture. Contre celle-ci, ils privilégièrent et magnifièrent la culture pop. Leur stratégie de parodie et d’appropriation, totalement ambiguë, prend naissance chez Robert Rauschenberg et Andy Warhol quand ils introduisent des procédés mécaniques dans l’art : transfert photographique et sérigraphie. Et si l’interprétation des associations d’idées qu’engendre une tache au mur est devenue un lieu commun de la psychologie, il y a alors quelque ironie à présenter comme le fait Warhol, un test de Rorschach pour mimer la peinture abstraite (qui, comme chacun sait, est un message ouvert et polysémique[5] !). Les Brushstrokes stigmatisés par Roy Lichtenstein dans un style de bande dessinée, se transforment en une image figée. Le temps y est suspendu. Cet arrêt sur l’image de ce qui se donnait dans un continuum de vie, annihile le caractère d’expression individuelle du geste pictural, au profit d’une formulation totalement anonyme. Le sentiment de suspension que l’on ressent à la vue des coups de brosse de Lichtenstein, Polke ou Lavier, n’est pas moins présent dans les tableaux d’Armleder et de Gerhard Merz ou dans les Gold Knot de Sherrie Levine. Pierre Klossowski a fait de la suspension l’indice du simulacre[6]. Le coup de brosse fait semblant. Mais il n’est pas qu’une copie d’un modèle expressionniste abstrait, une copie dégénérée. Il n’est pas évaluable par référence à un modèle. Il acquiert sa propre consistance, sa propre qualification plastique. « Le simulacre est une image sans ressemblance », il ne produit qu’un « effet de ressemblance ; mais c’est un effet d’ensemble, tout extérieur », notait Gilles Deleuze[7] dès 1967. Gerhard Richter, qui a l’air de faire en peinture comme des photographies de tableaux abstraits, est très précis à ce sujet. Il ne veut pas « imiter une photographie », mais « faire de la photographie avec d’autres moyens ». En refusant d’obéir à l’injonction de ressemblance, il produit un simulacre : « il en va de même pour les tableaux (abstraits, etc.) qui, sans modèle photographique, engendrent des photographies[8] ».

Davantage qu’une « reconstruction ironique de la peinture elle-même[9] », I’œuvre de Richter est une « mise en scène de procédés esthétiques falsificateurs[10] ». La puissance du faux remonte à la surface : copier, détourner, parodier, citer, falsifier, hantent l’esprit de nombreux artistes, particulièrement depuis le pop art. Cette fascination du double qui mine les valeurs d’authenticité, s’est trouvée relancée récemment par les copies d’œuvres d’EI Lissitzky, de Moholy-Nagy ou de Malevitch exécutées par Sherrie Levine[11]. Quant à Philip Taaffe, il possède sans doute dans sa documentation le catalogue de l’exposition The Responsive Eye qui, en 1965, au Moma, marqua l’apogée de l’art optique. On y trouve les Bridget Riley et autre Paul Feeley qu’il semble avoir détournés. Levine appartient à la même génération d’artistes américains que Walter Robinson. Tous deux (avec d’autres comme Richard Prince, Cindy Sherman, Robert Longo, Louise Lawler…) semblent surtout préoccupés par les phénomènes de médiatisation de l’art, et se nourrissent autant des thèses de Benjamin sur la reproduction que des philosophies du simulacre.

Mais si toute peinture peut potentiellement dégénérer en image de masse, aussi important est le fait que l’abstraction, aujourd’hui, vienne après coup. Elle a déjà eu lieu une première fois. Elle n’est plus à instaurer. Elle se répète. Et l’on sait combien ce terme de répétition fait scandale dans le champ artistique ! Poursuite instinctive d’une stratégie du sur place, adoptée déjà par les pop artistes. Ce qui rassemble copie, détournement, parodie, citation, faux et pastiche, c’est la répétition. Dans la représentation, le sens, fixé par la relation de fidélité qui aliène la copie à son modèle, ne fuit pas. Dans la répétition, au contraire, les deux séries de signes mises en rapport ne sont plus hiérarchisées. Ainsi se profile, en abîme, le défile des simulacres[12]. De ce phénomène, Bertrand Lavier, dans ses Walt Disney productions, donne une version particulièrement subtile (ou perverse). Ces agrandissements photographiques de détails de bandes dessinées se présentent comme des tableaux abstraits. Mais Walt Disney avait inventé de toute pièce ces tableaux pour camper queIque scène d’intérieur dans un décor vaguement moderne. L’œuvre réussit donc ce tour de force de reproduire exactement des tableaux qui n’ont jamais réellement existé[13]. Et le comble d’une telle simulation, c’est bien d’être productrice ; car nous ne saurions dénier à ces nouveaux tableaux abstraits une existence plastique à part entière. Les photographies en couleur de surfaces recouvertes de coups de brosse, repeintes à moitié, poussent encore plus loin l’enchâssement vertigineux des renvois sans fin. La peinture y est convoquée in presentia comme in abstentia : du procédé de Van Gogh à celui de Lichtenstein en passant par ceux de Schneider, Kline ou De Kooning.

Cette peinture est moins abstraite par son contenu formel que parce qu’elle possède l’abstraction d’un énoncé. Abstraite, dématérialisée pourrait-on dire, elle est de l’ordre d’un code plutôt que de celui de la pure visualisé. Et pourtant elle fait tableau – de ce beau mot français intraduisible qui, tel le mot valise table-beau, ramasserait en lui une double valeur d’usage et d’esthétique, un double statut d’objet et de langage. Le tableau abstrait se positionne en tant qu’objet, et même en tant que marchandise. Il en mime la vacuité, et suscite le fétichisme. Depuis les œuvres de la fin des années soixante jusqu’aux objets de Lavier, les propositions conceptuelles (même textuelles) ne se sont-elles pas toujours énoncées sous une forme concrète, tangible ? Armleder, qui rêve « d’une œuvre sans attache, sans identification, voire sans identité[14] » et qui éprouve en permanence la contradiction entre « formalisme et trivialité, haute qualité et bon marché[15] », dépouille aussi I’objet artistique de l’aura qui masque son pouvoir propre de marchandise. Il déclare même précisément ouvert le règne de la valeur d’échange : « Je suis hanté par cette idée et cette attitude que tout en faisant une pièce bien précise, n’importe quelle autre ferait tout aussi bien l’affaire[16]. » Palermo et Polke, en utilisant, I’un des procédés mécaniques, I’autre des peintures industrielles, ont su revêtir leurs peintures des atours triviaux d’un produit. Chez Imi Knoebel le minium, les laques, les panneaux stratifiés découpés, les restes de béton armé avec leurs armatures, donnent à l’ensemble de sa production une allure d’atelier en chantier. Toute son œuvre peut être lue comme I’exposé de la plus extrême tension entre des tendances dématérialisantes (projections, flottement des formes au mur, recours aux supports transparents) et des vecteurs contraires : le poids, la dureté et la brutalité des découpes transforment la peinture en objet auquel on peut se cogner. Les cadres métalliques de Jean-Pierre Bertrand ont aussi cette fonction. Ils enferment la peinture, la maintiennent et la scellent, mais aussi la constituent en partie matériellement, opposant leurs valeurs d’objets contondants à la fragilité d’une peinture fongible (citron, miel… )

Les peintures de Gerwald Rockenschaub, influencées quoi qu’il en dise par la tradition viennoise des arts décoratifs, se présentent comme de petits objets précieux, potentiellement manipulables, mais aussi comme des signes ironiquement énigmatiques. Peter Halley, dans son article « On Line[17] », pressent cette mutation profonde de la visualité, qui relègue la géométrie au rang d’épiphénomène de la codification, de la dématérialisation, de la communication électronique et des micropolitiques du sujet postmoderne[18]. D’où cette allure d’« espéranto géométrique[19] » des œuvres de Rockenschaub ou de Zobernig, présente même dans celles d’autres artistes qui, pourtant, savent par moment dépasser la seule inscription d’une forme sur un fond : Federle, Mosset, Merz. Même des solutions qui jouent sur la réversibilité du fond et de la forme, ou encore sur leur adéquation, même les monochromes apparaissent surcodés. Il y a une étroite corrélation entre la dématérialisation de l’œuvre, son abstraction, son aspect surcodé, et sa clôture dans un objet qui mime le fétichisme de la marchandise ; car « ce n’est pas la passion pour des substances qui parle dans le fétichisme, c’est la passion pour le code ». Cette corrélation est recherchée stratégiquement : « L’art (I’œuvre d’art), confronté a l’époque moderne au défi de la marchandise, ne cherche pas, ne doit pas chercher son salut dans une dénégation critique […], mais en renchérissant sur l’abstraction formelle et fétichisée de la marchandise, sur la féerie de la valeur d’échange – devenant plus marchandise que la marchandise, puisque plus loin encore de la valeur d’usage[20]. »

Plus il y a de code et moins il y a de message. Le tableau abstrait est aphone. Il s’enferme dans on mutisme (à moins que l’artiste ne s’en serve comme d’un rempart). On ne prendra pas pour une défaillance la difficulté d’Olivier Mosset à se prononcer théoriquement sur sa propre peinture (exceptées des déclarations convenues sur la peinture fondamentale). Plus justes, plus significatives sont ses pirouettes, à seule fin de ne rien dire : « II y a une sorte de formulation plus spécifiquement picturale ou formelle qui me semble difficilement réductible au langage[21]. » Gerhard Merz va dans le même sens, qui revendique « des tableaux qui veulent être libres de toute idéologie, de tout style[22] ». Pour que l’abstraction, en son retour, parvienne à ce silence de l’œuvre dans sa clôture, il a fallu que cette dernière acquière une totale présence, ne donne à voir qu’elle-même dans l’espace pragmatique de son spectacle (le minimalisme) ; mais aussi que s’effectue un nouveau partage entre I’espace privé et l’espace public (explicitement formulé par Sol LeWitt) rendant le premier inexprimable[23]. « À un moment donné, sur un point précis, les signes se font objets, non métaphorisables, cruels, sans appel. Ils coupent court à tout déchiffrement, ils se confondent avec les choses[24] […] »

L’annulation de la valeur (d’usage) s’obtient aussi par égalisation. Armleder a répondu à l’appel vertigineux de l’équivalence en organisant le Teu-Gum Show (Genève 1982) : « Une tentative […] de montrer que la « dramatisation » de l’accrochage aidant, un relatif principe d’équivalence peut s’établir, toutes œuvres, tous niveaux confondus[25] […] » Équivalence du monochrome et de l’abstrait (Mosset), du figuratif et de l’abstrait (dans des œuvres récentes de David Salle ou d’Urs Lüthi). Car c’est un paradoxe de l’abstraction aujourd’hui, de pouvoir être à la fois reconnue comme « une forme fondamentale de la culture de ce siècle[26] », et mise sur pied d’égalité avec la figuration. Toutes deux se valent mesurées à l’aune de leur pouvoir de recouvrement. Warhol, le premier, en fit la démonstration quasi didactique en juxtaposant dans un diptyque une impression sérigraphique et un monochrome. Il fut aussi le premier à percevoir la relation entre le recouvrement et le décoratif[27], cette relation que tout le modernisme a déniée à travers son souci même de conquête de la surface : « En effet, la crainte de voir surgir le recouvrement doit être fortement corrélée avec celle de voir assimiler la représentation artistique (spirituelle et libre de toute attache avec un lieu architectural) à une simple composition décorative[28]. » Les murs recouverts de papiers peints à la Bridget Riley de Présence Panchounette sont une charge volontairement triviale des murs recouverts de sérigraphies d’Andy Warhol. Les linogravures marouflées sur toile de Philip Taaffe maintiennent le décoratif dans les limites de l’objet. Rockenschaub recherche l’ambiguïté d’une présentation quasi décorative. Bernard Frize cherche a superposer « le résultat et le processus[29] », comme s’il voulait faire coïncider le recouvrement avec l’image qui lui sert de prétexte. Les objets peints de Bertrand Lavier, soigneusement choisis, convoquent doublement l’histoire de l’art et celle du goût, en créant un monstre dans lequel cohabitent l’ustensilité potentielle de I’objet avec la « surévaluation occidentale de la peinture[30] ». Seuls, peut-être, les conservateurs de musée (comme les collectionneurs, d’ailleurs) ont toujours su (à l’encontre des critiques) que l’art moderne était aussi décoratif et qu’une exposition réussie consistait à bien décorer un lieu. Daniel Buren l’a analysé. Emma Zobernig, en plaçant ses tableaux sur un mur noir, énonce cette théâtralité (comme Allan Mac Collum), et David Diao en rappelle les clichés historiques (telle l’exposition 0-10, à Pétrograd, en 1915, dont la photographie a mainte de fois été reproduite).

Masi si l’on veut encore plus célébrer la messe noire du sujet absolu et fatal, il faut surenchérir encore plus sur le normal et le banal, le nul et l’équivalent, I’aphone et le surcode, la clôture, le trivial et le décoratif. D’où ce réinvestissement de l’art optique dans le kitsch, le tape-à-l’œil et le trop bavard (réinvestissement parallèle à certaines résurgences du surréalisme) – glissement vers des modèles abâtardis qui ne sont plus ceux de la modernité orthodoxe mais de celle qui en a trop fait. C’est à de telles références confusionnistes que renvoient Peter Halley, Philip Taaffe, Peter Schuyff ou Calvin Brown. « L’objet absolu est celui dont la valeur est nulle, la qualité indifférente, mais qui échappe à l’aliénation objective en ce qu’il se fait plus objet que I’objet – ce qui lui donne une qualité fatale[31]. » Cette stratégie de l’hypergéométrie mise sur l’excroissance et l’hypertrophie. Elle veut croire au pouvoir de la séduction. Au dialogue impossible du visible et de l’invisible, elle substitue le plus visible que le visible, I’obscénité. L’abstraction, I’abstraction géométrique tout particulièrement, est coextensive à la surface du tableau. Elle est affaire de surface. Mais cette platitude, signalétique de la peinture moderne, souvent revendiquée comme telle, est aussi l’indice d’une épreuve sensible. « Le monde est rond disait déjà Gertrude Stein, c’est à dire plat, égal, sans hiérarchie, ni profondeur. » Le regard de J.C.J. van der Heyden se fixe sur l’horizon. Il ne cherche pas à créer des formes mais à les reconnaître[32]. Il saisit ce moment sensible où s’éprouve le rabattement du lointain sur la surface écran. Blinky Palermo a vécu cette expérience, lui qui avait cette « conscience intuitive et immédiatement acquise de ce qui existe sur les franges de la perception[33] ». « Totalement présent » et silencieux, Palermo possédait selon Beuys « une perméabilité à tout ce qui se présentait[34] », une aptitude à enregistrer toutes les contradictions et à les traduire dans le champ visuel. Dans sa peinture, « des énergies opposées telles que le clair et I’obscur, I’immobilité et le mouvement, la surface et l’espace, la forme amorphe et la forme cristalline agissent ensemble dans une ambivalence impalpable[35] ».

Cette peinture entretient des rapports avec la musique. Beuys, génialement, parle de « ce qui reste du son » et Laszlo Glozer d’un « souffle ». La musique punk, ou la new wave, est aussi fille de cette attention, de cette totale présence, pénétrée par toutes les énergies opposées, notées par Bernard Bürgi. Knoebel, à Düsseldorf et Rockenschaub à Vienne vivent cette musique, s’en faisant même les interprètes. Souci musical de ne rien démontrer, de ne pas conclure, de maintenir la tension entre les contraires : « tension entre la complexité et l’élémentaire[36] » (Palermo), foi et incrédulité, concentration et relativité, « Dieu et Satan réunis[37] » (Armleder), « intellect et sentiment[38] » (Federle).

Le peintre est possédé par le regard comme le musicien vit au rythme de sa musique – ou plutôt, selon la belle ration de Jacques Lacan, il est « pris sous le regard[39] ». C’est le regard qui se fait sujet. La perméabilité au monde suppose que soit abandonné la position de maîtrise du sujet dans la vue, celle du point focal perspectiviste, libérant ainsi le regard latéral[40]. Assomption regard et faillite du nom propre. Palermo, élevé avec son nom d’adoption finit par prendre le pseudonyme que lui attribua un étudiant de l’Académie des arts de Düsseldorf. J.C.J. van der Heyden déclare : « Mon nom avec les initiales est comme un pseudonyme, c’est un « on »[41]. » Warhol voulait être une machine, il se fit star – ce qui revient au même car la star ne s’appartient pas. Et l’on a vu en Palermo le « James Dean de la scène artistique allemande[42] ».

Les peintures-suicide d’Helmut Federle font écho au désespoir de Blinky Palermo et l’œuvre de John M Armleder est une apologie de l’autodestruction – elle qui prétend se nourrir de l’échec et multiplier les ratés : « Je ne suis qu’un peintre de plus[43]. » Désespoir ou scepticisme. « L’art ne représente qu’une valeur relative, même sur le plan moral[44]. » L’expression négative du désespoir est au plus un pis-aller cathartique : « L’art n’est pas une science [… c’est] une aliénation humaine nécessaire[45]. »

Mais « I’inversion du ressentiment négatif » ou le « scepticisme comme instance de contrôle » sont aussi une suprême stratégie picturale. Le retrait du privé, la pudeur de I’expression, le silence du sujet laissent présent le tableau abstrait dans son autonomie absolutiste. « L’abstraction démontre que nous avons besoin de nous référer à la peinture et aux valeurs picturales dans nos travaux[46] […] » « Ce qui s’impose à nous c’est une peinture et sa démonstration formelle[47]. » Inversement, plus froid, plus retenu, plus distant et glacé est le tableau abstrait et plus s’établit une tension insoutenable. Car le destin gronde d’autant plus sous la toile qu’elle semble, par son mutisme, avoir fermé la porte à son appel. L’émotion, le sentiment, ne sont là que par défaut. Faillite de l’expression, renversement du romantisme, esthétique négative. Peu importe dès lors de tenter de discerner l’ironie, le cynisme, le fatalisme ou le scepticisme. Tous ces tableaux abstraits seraient construits sur un même paradoxe constitutif. Murés dans l’évidence de leur autonomie, ils parviendraient cependant à dire un peu des épreuves du sujet postmoderne. Faisant de leur plasticité un rempart contre les effusions, se fondant dans le monde séparé des objets, ils lèveraient tout de même un coin du voile. Telle serait l’œuvre susceptible de nous émouvoir le plus : retiré et glaciale, close, immatérielle et tangible à la fois, fascinante, extravertie mais sensible, abstraite.

 Notes

[1] Cf. Benjamin Buchloh, « Parody and appropriation in Francis Picabia, Pop, and Sigmar Polke », Artforum, mars 1982.

[2] On a tenté de lancer plus d’une fois l’idée d’une nouvelle abstraction, avec des artistes d’ailleurs différents de ceux présentés ici. Cf. Tiffany Bell, « Respons to neo-expressionism », Flash Art, n° 112, mai 1983 ; Steven H. Madoff, « A new generation… », Art News, novembre 1983 ; Steven H. Madoff, « The return of abstraction », Art News, janvier 1986. Ces essais ne nous semblent pas être sortis des divers maniérismes post-minimalistes ;

[3] Cf. les expositions : Zeichen Fluten Signale, neu Konstruktiv und Parallel, Galerie Nächst St. Stephan, Vienne, 1984 ; J. M Armleder, H. Federle, O. Mosset, Kunsthaus, Zurich, 1986 ; Geometria nova  : J. M Armleder, H. Federle, M. Mullican, G. Rockenschaub, Kunstverein, Munich, 1986 ; J. M Armleder, H. Federle, O. Mosset, G. Rockenschaub, galerie Barbara Gladstone, New-York, 1986. Cf. également les articles et dossiers parus dans Flash Art international , n° 125, Milan, décembre 1985 ; Arts Magazine, New York, mars 1986. Tous tendaient à dégager une certaine nouvelle tendance abstraite, géométrique ou constructive. Une mention particulière doit être réservée à l’exposition Peinture abstraite, organisée à Genève par John M. Armleder, dans les anciens locaux de la galerie-librairie Écart, du 20 novembre au 8 décembre 1984, et comportant des œuvres de J. M Armleder, H. Federle, L. Fontana, A. Held, S. LeWitt, V. Lœwensberg, R. Mangold, G. Merz, O. Mosset, R. Motherwell, Bl. Palermo. G. Rockenschaub, R. Ryman, J.-Fr. Schnyder, O. Zitko.

[4] Joseph Masheck, dans « Iconicity » (Artforum, janvier 1979), rappelle que Barbara Rose parlait des peintures d’Ad Reinhardt comme d’icônes sans iconographie.

[5] Cf. Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Paris, 1965. L’ironie de Ben, dans les vitrines passées au blanc d’Espagne, nous conduit vers la peinture en bâtiment.

[6] Cf. Pierre Klossowski, Roberte ce soir, Paris, 1953 ; Idem, La Révocation de l’Édit de Nantes, Paris, 1954.

[7] Gilles Deleuze, « Renverser le platonisme », Revue de métaphysique et de morale », Paris, 1967. Cf. également Jean Baudrillard, Simulacre et Simulation, Paris, 1981.

[8] Gerhard Richter, in cat. Biennale de Venise, 1972.

[9] Benjamin Buchloh, op. cit.

[10] Benjamin Buchloh, in cat. de l’exposition Gerhard Richter, Saint-Étienne, Musée d’art et d’industrie, 1984.

[11] Mike Bidlo, à New York, a également « reconstitué » des Marcel Duchamp, des Matisse ou une exposition de Giorgio Morandi. Cf. Juliet, n° 24, février-mars 1986.

[12] Cf. Gilles Deleuze, La Logique du sens, Paris, 1969.

[13] Cf. Jacques Soulillou, « Bertrand Lavier », in cat. de la Biennale de Paris, 1985.

[14] John M Armleder et Helmut Federle, entretien, 1re partie, Halle Sud, n° 7, 1985.

[15] Idem, ibidem.

[16] Idem, ibidem.

[17] Journal, LAICA, décembre 1985. Cf. également, « Untitled », Arts Magazine, mars 1986, et « The Crisis in the Geometry », Arts Magazine, 1986.

[18] Cf. Markus Brüderlin, « Jugend geometry », Flash Art, n° 125, décembre 1985-janvier 1986.

[19] Idem, ibidem.

[20] Jean Baudrillard, Les Stratégies fatales, Paris, 1983.

[21] Olivier Mosset in Halle Sud, n° 7, op. cit. Armleder parle d’une « absence de langage organisant le pictural », in Halle Sud, n° 11, 1986.

[22] Dieter Hall, in cat. Art Allemagne aujourd’hui, Paris, Arc, Musée d’art moderne de la Ville, 1981.

[23] On doit le taire, comme le dit Wittgenstein dans le Tractatus logico philosophicus.

[24] Jean Baudrillard, op. cit.

[25] Interview, in Artistes, n° 25.

[26] John M Armleder, op. cit.

[27] Cf. Jacques Soulillou, « Le paradigme mural ou la fin du modernisme », in J. Soulillou et Présence Panchounette, Du Décoratif, Paris, 1980.

[28] Jacques Soulillou, « Apologie du recouvrement », Art Press, n° 75, 1983.

[29] Bernard Frize, in cat. Maison de la culture de Saint-Étienne, 1986.

[30] Le mot est de Soulillou.

[31] Jean Baudrillard, op. cit.

[32] Cf. Marlie Levels, « Interview 1982 », in cat. J.C.J. van der Heyden, Eindhoven, Van Abbemuseum, 1983.

[33] Cf. Max Weschler, in cat. Blinky Palermo : œuvres 1963-1977, Paris, Musée d’art moderne de la Ville, 1985.

[34] Laszlo Glozer et Joseph Beuys, entretien, in cat. Blinky Palermo, op. cit.

[35] Bernard Bürgi, in cat. Blinky Palermo, op. cit.

[36] Bernard Bürgi, op. cit.

[37] John M Armleder, Halle Sud, n° 7, op. cit.

[38] Helmut Federle, Halle Sud, n° 7, op. cit.

[39] Séminaire 11.

[40] Cf. Jean-François Lyotard, Discours Figure, Paris, 1971.

[41] Cf. Marlie Levels, op. cit.

[42] Bernard Blistène, in cat. Blinky Palermo, op. cit.

[43] John M Armleder, Halle Sud, n° 7, op. cit.

[44] Idem, ibidem.

[45] Meuser, in cat. Art Allemagne aujourd’hui, op. cit.

[46] Helmut Federle, Halle Sud, n° 7, op. cit.

[47] John M Armleder, Halle Sud, n° 7, op. cit.