L’exposition et son lieu

[Version remaniée d’une intervention au colloque L’exposition hors les murs, Montpellier, mai 1985, et publiée in L’objet expose le lieu, cahier Expo Media 2, Paris, 1986.]

Quelle différence y a-t-il entre une croix noire sur fond blanc de Sol LeWitt et une croix noire sur fond blanc de Kazimir Malevitch ? Quelle différence y a-t-il entre une superposition de parallélépipèdes de bois de Carl Andre et une superposition de parallélépipèdes de bois d’Alexandre Rodchenko ? La personne interrogée la trouvera infime ou bien considérable, selon qu’elle s’attachera à l’examen exclusif de la forme visuelle de l’œuvre, ou qu’elle sera sensible à « la philosophie qui est derrière », à « la façon dont ça se présente ».

Le problème n’est pas celui de l’œuvre d’art et de son contexte. Les notions de texte et de contexte sont ici inopérantes. Pour parler en terme de texte et de contexte, il faudrait que les deux fussent posés et distincts, qu’entre les deux il n’y eût ni identité ni limites floues, mais une articulation nettement marquée. Ce rôle d’articulation est traditionnellement assumé par le cadre ou le socle qui isolent l’œuvre, et la rendent autonome et indépendante du lieu où elle se trouve. Dans le domaine des arts décoratifs, l’application de l’artiste présuppose également une délimitation non ambiguë de l’espace d’intervention. Si vous réfléchissez en termes de texte et de contexte, vous attacherez plus ou moins d’importance à l’une ou l’autre de ces deux notions. Dans le premier cas vous donnerez la priorité au langage intrinsèque de l’œuvre et le musée sera perçu comme un moyen fonctionnel et neutre pour en communiquer le message. Dans le second cas vous insisterez sur la façon dont ce message circule, sur sa fonction. Vous étudierez le milieu et les esthètes commanditaires, ou vous rêverez d’une communauté de lecture plus large : vous voudrez présenter l’œuvre ailleurs, dans le hall de la mairie ou dans un train aménagé à cet effet.

Or, les données du problème ont changé. Le rôle d’articulation n’est plus rempli par un cadre et un socle qui ont disparu. La présentation ne vient plus après l’œuvre, et en plus, mais lui est de plus en plus consubstantielle. Une œuvre qui a perdu son autonomie d’objet au profit d’une qualification nouvelle : n’existant que présentée, elle se fait événement, performance linguistique. Certes l’objet subsiste et sa thésaurisation aussi. Mais même économiquement, l’œuvre s’apparente d’avantage à un service qu’à un produit. Dans une économie de production, on spéculait sur un produit ; dans une économie dominée par le tertiaire et les services, on le fait sur quelque chose de beaucoup plus immatériel, sur des concepts par exemple. En même temps pointe une difficulté : comment déterminer, avec certitude, ce qui dans l’œuvre lui est propre, ce qui provient intégralement du choix de l’artiste et appartient donc à sa « proposition », et ce qui ressortit à la mode muséographique du moment, au pouvoir variable de compréhension, d’adaptation, de récupération, de perversion ou de banalisation de l’institution ?

Trois exemples d’aménagements muséographiques récents illustrent parfaitement le caractère labyrinthique de la question : ceux du Kunstgegenwartmuseum de Bâle, ceux de la Halle für neue Kunst à Schaffhouse et ceux du château de Rivoli, près de Turin. Ces trois présentations de collections d’art des vingts dernières années ont en commun d’avoir été réalisées dans des « anti-musées », dans des bâtiments a priori non fonctionnellement muséographiques, dans des bâtiments recyclés, conservant leur passé à titre de connotation. A Bâle et à Schaffhouse on s’est installé dans des bâtiments industriels anciens ; à Rivoli dans le château réalisé en 1712 par Filippo Juvara pour Victor-Amédée IV.

  1. Le Kunstmusum de Bâle n’offrait plus de place suffisante aux œuvres contemporaines. Dans le nouveau musée d’art contemporain, cette partie de la collection, ainsi que des dépôts de la collection Panza di Biumo et de la fondation Emanuel Hoffmann trouvent un cadre plus approprié. Le bâtiment comprend deux ailes situées de part et d’autre d’un petit affluent du Rhin ; les passerelles qui les relient à chaque étage ménagent des points de vue extérieurs. Les volumes sont spacieux, propices à recevoir des sculptures minimalistes, une série de toiles de Robert Ryman ou Joseph Mangold, ou encore une installation de Joseph Beuys. La rénovation a été conçue par deux architectes bâlois, Katharina et Wilried Steib, avec le soin que peuvent apporter les Suisses au traitement de l’architecture et du design. Le sol, une dalle de béton mat, a été finement sablé. Les murs sont blancs, et l’éclairage latéral des grandes baies sans moulures, se tamise à l’aide de voiles qui descendent en s’ajustant exactement dans le droit fil des embrasures. L’éclairage artificiel indirect produit une atmosphère légère ; on a voulu en effacer tout halo de projection, toute source trop localisable. Les détails, entrée escalier, fenêtres passerelles sont sobres mais de qualité. Sans collage, sans tricher avec la structure de départ et tout en conservant une discrète note d’archéologie industrielle, on a cependant fait droit à l’apparition de l’œuvre en plein blanc — un juste compromis, en somme, entre des valeurs historisantes et des valeurs sublimatoires, entre l’authenticité du lieu et son devenir éthéré de cube blanc.
  2. À Schaffhouse, il s’agissait de pouvoir enfin montrer en permanence une partie de l’importante collection Crex, centrée sur un petit nombre d’artistes, représentés chacun par des œuvres importantes ou des ensembles conséquents. Le pseudonyme cache des investisseurs zurichois qui ont confié, en 1984, à Urs Raussmüller, la tâche de la réunir. Celui-ci avait déjà animé de 1978 à 1981, à Zurich, un centre (Ink) voué à l’art contemporain et aux mêmes artistes (Andre, LeWitt, Judd, Mangold, Nauman, Merz, Kounellis, Long..) — centre pour lequel un ancien bâtiment industriel avait déjà été reconverti. Ink tenait son exemplarité de sa politique d’invitation d’artistes, rétribués pour réaliser des projets originaux dans une ou plusieurs de ses quatre salles. À Schaffhouse, l’ancienne usine de textile mise à disposition par la ville, est une des premières constructions industrielles en béton armé. Les quatre étages sur pilotis offrent des surfaces libres, considérables et facilement malléables. Sommairement nettoyés, ils conservent les traces au sol de l’implantation des machines et une forte odeur de graisse. L’installation s’est faite au moindre coût, en laissant au lieu sa charge d’atelier — ce qui n’est pas sans induire subrepticement chez le visiteur une perception de l’œuvre en tant que travail et processus. Le pittoresque a été évité et la vieille machine restaurée, bien en évidence, nous a été épargnée. On a pris le contre-pied de l’écrin valorisant, en affichant même une certaine brutalité.
  3. Depuis l’ancien château de Rivoli, construit sur une colline, et qui domine Turin au loin, s’aperçoit, au bout d’un axe urbanistique interminable la basilique de Superga. La restauration mêle le neuf et le vieux. Certaines salles ont conservé leur décoration baroque : planchers, fresques, stucs, mosaïques et boiseries. Celles qui ne présentaient aucun intérêt ont été banalisées selon les normes « art contemporain » : sols unis et murs blancs. L’architecte a surtout construit une cage de distribution interne comprenant un escalier et un ascenseur, et là il n’a pas su faire preuve de toute la discrétion souhaitée, s’adonnant à un geste monumental emphatique et superflu. La collection fictive, rassemblée par Rudi Fuchs pour l’exposition Ouverture, veut donner une idée de ce que pourrait être le futur musée régional du Piémont. Les artistes ont tiré des partis divers des salles non banalisées. Mario Merz a envahi l’espace avec une grande table en spirale ; les toiles au murs, à cheval sur les panneaux décoratifs, sont basculées comme pour contredire et ouvrir l’architecture. Jannis Kounellis a aligné des chalumeaux allumés sur le pourtour d’une salle, au centre de laquelle a été dégagé, et éclairé de l’intérieur, le puits d’une oubliette où le regard peut plonger : une relation symbolique s’établit entre le feu et le gouffre. Niele Toroni a appliqué ses Empreintes de pinceau n° 50 à l’emplacement d’anciens décors disparus, dans le cadre de panneaux aux angles abattus ; parallèlement les œuvres encadrées d’un autre artiste, dans la même salle, et une toile avec les mêmes empreintes dans un salle contiguë, font se renvoyer l’une l’autre différentes modalités de la peinture. Au centre d’une salle décorée de fresques, Daniel Buren a installé une Cabane éclatée, structure à quatre faces, dans laquelle le visiteur peut pénétrer ; les panneaux tournés vers l’intérieur, sont recouverts en partie de bandes verticales de 8,7 cm ; les parties manquantes, reportées sur les murs, selon un procédé de découpage systématique, ménagent des ouvertures partielles sur le décor ; il est possible de passer derrière cette « cabane », mais l’on manque alors du recul nécessaire pour voir le décor de la salle qui ne peut en définitive être bien perçu qu’à travers le dispositif optique central. Cette dernière intervention, véritable machinerie spectaculaire mettant en évidence la fonction première du lieu investi, renvoie de façon explicite au titre de l’exposition : Ouverture.

Une constante remarquable rapproche ces trois initiatives : c’est leur rejet partiel ou total des modèles muséographiques courants. Faut-il parler de rupture et celle-ci est-elle profonde ? Ou bien l’institution n’est-elle que déniée, demeurant inchangée dans son fond ?

L’art moderne a d’abord été accueilli dans les lieux de l’art ancien : en tout premier dans la galerie magasin (avec son comptoir, ses encadrements, ses chevalets, sa vitrine et ses rideaux…) et dans l’appartement du collectionneur (avec ses meubles et ses bibelots) ; il n’a pénétré qu’après coup dans le musée monument (avec son emmarchement et ses colonnes, sa galerie à éclairage zénithal, ses hauts murs, leurs cimaises, leurs tentures et leurs plinthes, son mobilier et ses cordons de protection). Durant la première moitié du vingtième siècle, les efforts de renouvellement de la présentation sont restés marginaux. La place manque, ici, pour les commenter dans le détail. Les expositions de l’Union des artistes autrichiens, la Galerie 291 de Stieglitz, le cabinet des abstraits de Hanovre, la galerie Art of this century… Il faudrait étudier l’évolution parallèle des modes de présentation commerciaux (pavillons, vitrines, stands, étalages, présentoirs…) et insister sur la part grandissante des expositions temporaires et sur le développement d’une véritable technologie afférente, initiée par des artistes (El Lissitsky, les futuristes italiens, le Bauhaus, les suisses…) ; relier ce phénomène à la nouvelle architecture, au design, aux recherches typographiques – d’une façon plus générale, en faire l’objet d’une histoire de la monstration qui mettrait en lumière le primat de la pulsion scopique dans la modernité.

Ce n’est qu’à partir des années 1950, qu’une vague de constructions nouvelles tente d’adapter le modèle muséographique hérité aux exigences du nouvel art. Émerge le musée d’art moderne qui partage avec le musée moderne (tout court) les mêmes caractéristiques : bâtiment de style international aux volumes intérieurs plus humains, aux hauteurs de salles réduites, éclairage artificiel fréquent, murs nus, mobilier et encadrements discrets ; l’accrochage, sans renier la cimaise et ses tringles de suspension, s’est aéré ; les œuvres dont le format réduit n’a plus rien à voir avec les grandes machineries salonnardes du dix-neuvième siècle, sont isolées visuellement. Quand besoin est les bâtiments anciens sont adaptés selon les mêmes impératifs : plafonds et cimaises rabaissées, grandes salles compartimentées, murs déshabillés, mobilier rénové et toiles académiques de grand format reléguées dans les réserves… La construction de villas de collectionneurs et de fondations privées, après la deuxième guerre mondiale relève de la même évolution [ii].

Dans les années cinquante existe une perception négative du musée. Si elle n’est pas neuve, car on peut en trouver la trace dans des textes ou des déclarations d’artistes dès le dix-neuvième siècle, elle est cependant devenue dominante : le musée-temple sacralisant, hiérarchisant, élitiste, dernier refuge de la croyance ; le musée-tombeau, entreprise mortifère qui embaume la création ; le musée bureaucrate qui aligne, épingle et classifie l’inclassable ; le musée poussiéreux, ennuyeux, obsolète car incapable de répondre aux nouvelles exigences pédagogiques… Chez les promoteurs de la muséographie, les architectes et les conservateurs la dénégation s’impose comme mode d’énonciation privilégié : « le musée est un pis-aller, mais on n’est pas dupes » ou « notre musée est différent ». La dénégation atteint des sommets lorsqu’elle se range au service de l’extension « sans fin » de l’entreprise d’intégration du musée ethnographique[iii] — ce qui sera le cas des écomusées.

De son côté, le discours de l’action culturelle se servira du musée comme d’un épouvantail. Le musée-forum, dont le modèle sera celui du Moderna Museet de Stockholm, qui naît de la convergence des politiques d’animation et de la multiplication des expositions temporaires, ne change pas fondamentalement les données de la présentation. Tout au plus prépare-t-il l’institution à concevoir la présentation comme un événement, par le réaménagement d’espaces intérieurs que l’on veut plus libres, plus adaptables [iv] : cloisons mobiles, plafonds techniques… Ce schéma conduit logiquement au bâtiment du Centre Georges-Pompidou [v].

L’exposition temporaire, elle, trouve sa figure moyenne dans ce triomphe du fonctionnalisme qu’est le stand de foire : sol neutre, murs blancs et stores tamisant la lumière. Le « cube blanc », à quoi l’on aboutit, est l’enfant de l’architecture moderne. Le fait est suffisamment connu pour qu’il ne soit besoin d’y insister, si la notion n’avait pas deux sens, selon une double détente qui n’ a pas été convenablement pointée. Car le « cube blanc fonctionnaliste », des années cinquante, n’est pas exactement le « cube blanc de l’énonciation », celui de la période plus récente, marquée par l’art conceptuel au sens large du terme. Le Corbusier occupe une position médiane remarquable. Non seulement il énonce la position moderniste quant à la présentation, son refus du « décoratif et sa promotion du blanc, mais il n’est pas que fonctionnaliste.

« Il y a peut-être des gens qui pensent sur fond noir. Mais l’œuvre de l’époque, si hardie, si périlleuse, si belliqueuse, si conquérante, semble attendre de nous que nous pensions sur fond blanc ».

Ce texte, pro domo sua à tous les sens, et qui a l’air aussi d’un plaidoyer en faveur du musée moderne, est extrait de son livre de 1925 en forme de procès intenté aux arts décoratifs et à la célèbre exposition contemporaine du même nom. Comme Adolf Loos, avant lui[vi] il congédie le décor. Mais, de plus, il fait du blanc un « fond », nécessaire et suffisant. Ce terme de fond doit être pesé. Que le fond suffise à l’architecture, doit être rapproché de tout ce qui s’écrira, dans l’histoire de la peinture, sous la bannière du monochrome. Mais c’est aussi, pour la première fois, l’indice d’un déplacement. Si le blanc est un fond, cela signifie que le texte architectural et décoratif vient s’y inscrire. Le Corbusier dans son pavillon, pour cette même exposition, prend soin d’accrocher quelques tableaux. Mais d’autres comprendront davantage les conséquence de la formule lancée. Le mérite en revient à Karl Peter Röhl avec ses compositions murales en plusieurs parties (atelier de Weimar, 1922), à Eric Buchholz (chambre personnelle, Berlin, 1922), à Piet Mondrian avec les panneaux qu’il dispose sur les murs de ses ateliers successifs (Paris, Londres et New York), à Laszlo Péri avec ses format découpés, à El Lissitsky avec sa salle Proun (1923). Le néo-plasticisme conçoit d’ailleurs d’emblée l’extension de ses principes à l’échelle murale et en trois dimensions — l’Aubette à Strasbourg en sera la démonstration insigne. Cependant ces tentatives restent isolées. Elles se sous-tendent de la revalorisation de l’architecture et des arts appliquées. L’œuvre qui devient recherche, prototype ou projet, dans un glissement vers le « productivisme » appartient encore à un espace autre qui n’est pas vraiment celui du spectateur. Fernand Léger qui prônera l’intégration dans l’architecture restera de même en deçà d’une barrière idéologique qui ne sera vraiment franchie que plus tard. Car tous ces artistes continuent à concevoir la majeur partie de leurs énoncés à l’intérieur d’un cadre (même si celui-ci s’est épuré et a perdu ses fioritures). Jusque vers 1967-68, personne ne trouvera à redire (même chez les adeptes du shaped canvas) que les œuvres soient accrochées avec des tringles de cimaise dans des locaux qui ont conservé des plinthes plus ou moins hautes. À partir de cette date, et de plus en plus, les connotations mobilières de l’accrochage deviendront insupportables et une page sera tournée. Une vaste entreprise d’évitement prendra naissance, gommant les moyens matériels de fixations, sans que soit contradictoire la volonté concurrente d’exhiber la matérialité de l’œuvre. C’est que tout devenant signe à lire, il faudra effacer les bruits qui viendraient brouiller le message.

Certes, l’historiographie peut arguer de tel ou tel antécédent, par exemple la présentation de l’exposition de Max Bill au musée d’art moderne de São Paulo, en 1950 (murs blancs sans plinthe, tableaux encadrés d’une baguette blanche discrète, directement fixés au mur et plaqués bien verticaux). Le cube blanc du musée y fonctionne sans doute déjà comme un fond, dans le rejet de tout autre contexte. Il est ce fondement culturel d’un type nouveau qu’est l’auto-fondation. Il concrétise dans l’architecture le fait moderniste de la tabula rasa, la recherche esquissée dès le dix-neuvième siècle, pour chaque œuvre, d’une pure apparition hors de tout héritage ; sa prétention inouïe à l’autonomie. Le fond se fait chaque fois re-fondation. Mais les œuvres de Max Bill, comme leurs contemporaines, transportent encore avec elles leur propre fond plastique. L’autonomie est celle d’un objet davantage que celle d’un acte d’énonciation. Aussi de tels antécédents n’ont pas valeur de modèle exclusif. Et les mêmes œuvres pourront bien être présentées autrement sans protestation. Ce genre de présentation n’est pas dominant. Le modèle exclusif (rendant insupportables les présentations mobilières) n’établira finalement sont règne que dans l’après coup des théories greenberguiennes sur la planéité et la frontalité de la peinture, disons trente ans après celles-ci environ.

Pour en arriver là, il faudra que contre le blanc de l’architecture moderniste, perçu comme un blanc institutionnel, un autre blanc soit joué. Je propose de le différencier par l’expression de « mise en blanc ». La mise en blanc n’est pas le blanc de l’architecture moderniste car elle s’avance comme une anti-technologie, une anti-muséologie. Elle se crée contre la technologie de l’exposition encombrée de panneaux mobiles, cimaises, tringles d’acrochage, encadrements, socles, cartels, rails électriques et autres projecteurs focalisant l’éclairage, c’est à dire, en définitive, contre tout le savoir-faire instrumentaliste de la muséographie moderniste. Elle accompagne comme une exigence radicale ce que maints auteurs saluent, aux début des années 1970, comme un « nouvel art » et qui regroupe pêle-mêle le minimalisme, le process art, l’ arte povera, l’art d’attitude…). Il y a sans doute, au début, la mise en blanc des lofts, puis celles des galeries qui accueilleront ce nouvel art en mêmes temps que certains lieux institutionnels, Kunsthallen ou musées, dont aura disparu tout mobilier. La mise en blanc est une intervention minimale, spartiate et fruste, refusant donc toute sophistication. Elle est moins l’aménagement d’un lieu que son déhabillage. Elle récuse les signes du spectacle institutionnel et met au rencart son ameublement fonctionnel. Un nouveau modèle prend corps, celui du lieu aux murs blancs sans plinthes, sans cimaises, à l’éclairage fluorescent brutal, et au sol de type garage. C’est le modèle limite construit par la volonté de neutralisation de tout bruit qui viendrait broullier le message — afin que soient correctement lus les signes plastiques, grandeur reélle, ces signes qui se veulent offerts dans l’espace même du spectateur.

Ce nouvel art a été pris au sérieux en tout premier lieu par des collectionneurs privés. Il va contre les pratiques habituelles de la collection-ameublement. Certains, tels Panza di Biumo, à Varèse, finiront par lui réserver des espaces appropriés, en dehors de leur habitation (en l’occurence d’anciennes écuries). C’est certainenment en voyant les photographie de cette collection que le milieu muséographique prendra conscience de l’inadéquation de ses instruments modernistes. Un débat s’ouvrira remettant en question les musées d’architecte (il n’est pas refermé). L’exemple de Schaffouse, cité plus haut, est parfaitement représentatif de cet esprit d’intervention a minima, de cette mise en blanc.

Mais ce modèle de la mise en blanc posséde en son sein le principe même de son dépassement. Comme la mise en blanc trouve par excellence sa place hors du musée, elle réintroduit sans qu’on y ait d’abord pris garde, la diversité des lieux, contre l’unicité d’un type, celui du musée. Aussi d’une neutralisation totale de tout signe ambiants, neutralisation qui s’avère un cas limite impossible, passe-t-on sans contradiction à des lieux autres, recherchés pour leur charge de connotations. Le loft ou l’usine colle avec un « non art » qui récuse l’esthétique et se veut travail, recherche, projet [vii]… Dans ce type de lieu « neutre » (on aura compris qu’en fait il ne l’est pas), la connotation recherchée est redondante par rapport à l’idée de l’art défendue. Il suffira que soit brisé ce rapport de redondance pour que soit rendues possibles des expériences comme celle du château de Rivoli. Tout se passe, dès lors, comme si l’art et les artistes étaient invités à prendre en charge, en partie, les paramètres institutionnels, jusque là relégués au plan contextuel. Mais cela n’a rien à voir avec une pratique sociologique. Car le contexte n’est jamais interrogé selon une visée totalisante mais redécoupé à partir de l’énoncé artistique dont il devient, pour ainsi dire, un matériau. Le lieu fortement connoté devient recherché dans l’exacte mesure où un besoin se fait sentir, au sein même de l’art, de complexifier la proposition en la faisant devenir un jeu avec des paramètres prélevés dans l’environnement. Il est significatif que, pour ce jeu, le lieu le moins attractif demeure le musée moderniste.

Notes

[ii]. Il suffit de comparer l’atmosphère intérieur de la fondation Barnes, à Mérion, dans la banlieue de Philadelphie, dans les années où Matisse réalise la Danse, à celui de la Fondation Miró à Barcelone, que José Luis Sert réalise en 1975.

[iii]. Le tableau le plus cocasse en a été brossé par Alexandre Vialatte, rapportant « l’œuvre » de deux sœurs, les demoiselles de Marsac : « C’était une Grande Idée. Elle l’ont réalisée en léguant à leur mort leur mobilier mis sous vitrines, dans une salle du premier étage de leur maison ce qui fait un très joli musée « du mobilier de son voisin » […] Seigneur, ayez pitié de nous !… » (L’anti-musée ou le musée des musées, 1952).

[iv]. Le plan libre du Corbusier répond parfaitement à cette revendication.

[v]. Dont le premier directeur, Pontus Hulten, a justement été le promoteur de l’idée de musée-forum, quand il dirigeait, auparavant, le Moderna Museet.

[vi]. Cf. Crime et ornement, 1908.

[vii]. Selon Leo Stenberg, la culture américaine, plutôt que d’art, préfère parler de travail, d’action (cf. l’action painting), de recherche, de projet, de comportement, d’activité, de situation, de transaction, etc., « le jeu étant de maintenir l’invention et la créativité dans une attitude anti-artistique » (Other Criteria. Confrontation with Twentieth-Century Art, New York, Oxford UP, 1972).