Des merveilles à la curiosité

(Note de lecture concernant [Patricia Falguières, Les Chambres de merveilles] + [Nouvelles Curiosités, actes du colloque] + [Mark Dion : l’Ichthyosaure, la pie et autres merveilles du monde naturel, catalogue], Critique d’art, n° 22, automne 2003, p. 5-6.)

A l’occasion de la 42e Biennale de Venise (1986), Adalgisa Lugli avait organisé une exposition d’art contemporain intitulée Wunderkammer. Jean-Hubert Martin, quant à lui, avait choisi le titre Curios et Mirabilia pour la première présentation du programme de commandes du Château d’Oiron. Le français dit ordinairement “cabinet de curiosités” là où l’allemand dit Wunderkammer et l’italien camera di meraviglie. Antoine Schnapper, dans son étude sur les collections françaises au XVIIe siècle (Paris : Flammarion, 1988), ironise sur le fait que le livre “stimulant” de Julius von Schlosser, Die Kunst- und Wunderkammern des Spätrenaissance (Leipzig, 1908), soit “de nos jours fort à la mode”. « On annonce même une traduction de Schlosser », remarque-t-il en note, comme s’il s’agissait d’un projet bien superflu. Il juge au passage que le terme français dit la même chose que l’expression allemande. Ce n’est pas l’avis de Patricia Falguières pour qui « Les chambres des merveilles ne relèvent pas d’une histoire du goût. Pas plus qu’elles ne se confondent avec les cabinets de curiosités qui apparaissent à leur déclin, au XVIIe siècle et s’enrichissent de leurs dépouilles. » Ce qui revient à démarquer fermement son objet de celui des études de Pomian, Schnapper ou Bredekamp. Patricia Falguières, comme la regrettée Adalgisa Lugli à qui l’on doit le remarquable ouvrage Naturalia et Mirabilia (Milan, 1983 ; traduction française1, 1998), s’intéresse aussi à l’art contemporain2, et les deux premiers chapitres de son livre reprennent sa contribution au catalogue de l’exposition Feux pâles, organisée par Philippe Thomas (capcMusée, Bordeaux, 1990).

On ne saurait nier que la fortune des Wunderkammern et autres cabinets ne soit due à la relecture qui en est faite depuis les problématiques artistiques actuelles. Adalgisa Lugli s’intéressait à l’objet et au matériau et mit dans son exposition bon nombre des protagonistes de l’Arte Povera. Dans son livre de 1983, elle consacre un chapitre au cabinet d’André Breton et rapproche du ready-made l’objet de la chambre des merveilles. Il faut aussi noter que les traductions et rééditions de Schlosser n’apparaissent que dans les années 1970, c’est-à-dire en même temps que ces musées d’artistes qui fleurissent alors, de Claes Oldenburg à Daniel Spoerri en passant par Marcel Broodthaers, Herbert Distel et autres.

Patricia Falguières reprend chez Adalgisa Lugli l’idée d’un rapport étroit entre la Wunderkammer et l’art de la mémoire en s’appuyant sur l’incontournable Frances Yates. Elle insiste aussi sur la notion de topique, de lieu, c’est-à-dire sur une forme de pensée qui est celle de la tradition rhétorique – là-dessus, Adalgisa Lugli, qui n’est jamais citée, avait déjà fait des remarques fort judicieuses sur le schéma en forme de boîte qui préside à l’organisation spatiale des collections. Le chapitre IV, qui développe les liens de la topique, de la pensée juridique et du pouvoir princier, est le plus novateur. Les collections en tant que “corps glorieux du monarque” demeurent nécessairement occultes, non publiques, et inaugurent un “nouveau régime de visibilité du prince”.

Contrairement à d’autres historiens comme Müntz qui, en 1888, ne comprenant plus les inventaires des Médicis, en excluait ce qui n’était pas de l’art, Schlosser, qui fut de 1901 à 1922 conservateur au Kunsthistorisches Museum de Vienne, ne nourrissait aucune prévention ni contre les arts mineurs (il finit par occuper la chaire d’Aloïs Riegl), ni contre le bric-à-brac de collections qui semblaient relever de la préhistoire des musées. L’étude de Schlosser prenait place parmi d’autres de ce genre sur l’histoire de la muséographie, mais l’archéologie qu’il élaborait à partir des collections de l’archiduc Ferdinand de Tyrol au château d’Ambras, de celles de Rodolphe II à Prague, de celles des ducs de Bavière à Munich, et de celles du prince électeur de Saxe (sans compter le trésor impérial des Habsbourg à Vienne, le cabinet de la Résidence de Dresde, la collection ducale du château de Gottorf, etc.) ne collait pas avec une vision de la Bildung de la nation allemande liée à une conception monumentale de l’histoire de l’art qui faisait du musée le lieu de la beauté. En prenant au sérieux l’époque maniériste, il contribuait avec d’autres historiens à défaire le mythe de la Renaissance tel que Burkhardt en avait dressé le monument. De là sans doute le fait que ce texte ait attendu une traduction italienne en 1974, puis une réédition dans sa langue d’origine en 1978 pour refaire surface. Patricia Falguières, qui place en exergue de son essai un passage de Marcel Mauss sur le fétichisme, et laisse courir Freud en filigrane tout du long, a bien raison de pointer le sens de l’Unheimlichkeit chez Schlosser. Dans sa prédilection pour “l’infantilisme” de la Wunderkammer, il rejoignit le dionysisme d’Aby Warburg dont il était le contemporain. Il eut le pressentiment du caractère spectral des objets collectionnés…

L’expression de Marcel Mauss, “Le Douaire magique”, avait d’abord servi de titre à cet essai, conçu à l’origine comme une présentation du livre de Schlosser dont on annonçait la parution dès 1996. Nous avons l’essai réintitulé Les Chambres des merveilles (avec quelques ajouts et amputé d’un chapitre sur Gottfried Semper), mais nous attendons toujours la parution de l’ouvrage phare de Schlosser (chez Macula) ainsi que celle de la thèse de P. Falguières (Aux origines de l’institution muséographique, les collections encyclopédiques et les cabinets des merveilles dans l’Italie du XVIe siècle, Paris I, 1988), annoncée depuis 1992 (chez Gallimard). Nous pouvons en attendant lire quatre essais plus tardifs de Schlosser sur des objets célèbres3.

Le recueil conçu par Nadine Gomez à l’occasion de la réouverture du musée municipal de Digne, rebaptisé musée Gassendi, affiche le terme “curiosité”, conformément au passé d’un musée “mixte”, davantage tourné vers la “leçon de choses”, c’est-à-dire le didactisme, que la merveille (à ce sujet, P. Falguières rappelle combien Schlosser était étranger à la fonction pédagogique du musée). Le musée, en collaboration avec la réserve géologique de Haute-Provence, invite des artistes depuis 1994. Mark Dion —le catalogue est très réussi— succède cette année à Hubert Duprat. L’intervention des artistes sur ce thème est peut-être la chance d’emporter la muséographie loin des alibis politiques. Il est remarquable que la conceptrice de l’ouvrage Nouvelles Curiosités s’efface dans l’ordre alphabétique des auteurs (on regrette l’absence d’une notice biographique) et que les autorités, le maire et le président du conseil général, consentent à ne signer qu’une postface : une telle discrétion les honore. Krzysztof Pomian situe la curiosité dans l’interrègne entre religion et science. Anthony Turner retrace l’histoire du musée dignois. Stephen Bann commente les œuvres des artistes invités et Fabien Faure le programme du musée en plein air de la Promenade Saint-Benoît.

Notes

1 Lugli, Adalgisa. Naturalia et Mirabilia : les cabinets de curiosités en Europe, Paris : Adam Biro, 1998

2 Voir ses articles dans les Cahiers du Musée National d’Art Moderne, ou son livre sur Bernard Frize (Paris : Hazan, 1997)

3 Von Schlosser, Julius. Objets de curiosité, traduit de l’allemand et présenté par Bénédicte Savoy, Paris : Le Promeneur, 2002