Note sur l’architexte

(Publié in L’art exposé (sous la direction de Bernard Fibischer), Ostfidern, Cantz / Sion, Musée cantonnal des beaux-arts, 1995.)

« Tout effort pour énumérer les catégories esthétiques en un tableau exhaustif et fermé est vain, car une saveur nouvelle, un accord inouï peut toujours être inventé et surgir à l’admiration des hommes. […] Pour nous empêcher d’arrêter le compte des valeurs artistiques, il reste toujours possible qu’une génération, un homme, un instant de la vie d’un poète ou d’un musicien, nous apporte la découverte d’un frisson nouveau et dote ainsi l’art d’une nouvelle catégorie esthétique. »
Étienne Souriau, Les catégories esthétiques

Du genre

1 — Gérard Genette nomme « architexte » « l’ensemble des catégories générales ou transcendantes – types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires, etc. –, dont relève [en littérature] chaque texte singulier [1] ». Il s’agit, dit-il, « d’une relation tout à fait muette, que n’articule, au plus qu’une mention paratextuelle […] de pure appartenance taxinomique [2] ». Il souligne également que « la perception générique […] oriente et détermine dans une large mesure l’“horizon d’attente” du lecteur, et donc la perception de l’œuvre 3 », et reprend à ce propos les notions de pacte et de contrat avancées par Philippe Lejeune dans ses études sur l’autobiographie [3].

Partant de ces considérations, dont je ne n’ignore pas qu’elle sont avancées au sein de la théorie littéraire, je propose d’exporter dans le domaine de l’art (issu des arts plastiques) cette notion d’« architexte ». La difficulté immédiate que j’éprouve à nommer ce domaine d’exportation est pleinement une question architextuelle : – Qu’entendons-nous par « art » ? Confrontés à des formes d’art dites conceptuelles, les termes « arts visuels » ou « arts plastiques » sont de toute évidence restrictifs. Mais le recours au terme « art » est-il pour autant légitime ? Ce dernier n’englobe-t-il pas la littérature, la poésie, la musique, la danse, etc. ? Pourtant, nous ne pensons pas à ces formes d’art, mais à ce domaine particulier issu des Beaux-Arts et que nous ne parvenons pas à désigner sans périphrase.

En matière d’art, le décalage de niveau introduit se remarque tout de suite. L’équivalent de la notion de genre rencontrée en littérature serait celle, iconographique, qui distingue en peinture (chez Félibien, par exemple) entre peinture d’histoire (le genre noble depuis Alberti), portrait, paysage et nature morte. Or, la substitution moderne de la catégorie « art » à la division habituelle des arts, le fait qu’un singulier ait détrôné un pluriel, ouvre sur une transcendance exclusive, et instaure en même temps, concurremment, de nouveaux genres, ceux qui métaphorisent l’art comme un supergenre.

2 — A défaut d’autre dénomination, en dernier recours, le terme « art » tient parfois lieu de genre. On a pu ainsi opposer une lignée duchampienne, qui refuse toute spécification (mais le Ready-made[4] ne constitue-t-il pas aussi un genre ?), à ceux qui préfèrent enraciner leur propos dans une discipline définie. Daniel Buren prenait ainsi soin systématiquement, à ses débuts, de peindre une bande latérale du tissu rayé qu’il utilise habituellement, signifiant de la sorte une volonté de clarté générique peu commune.

3 — La gêne à l’égard de la détermination du genre n’est cependant pas mince. Elle se traduit souvent par la demande expresse de ne pas classer ce qui se veut inclassable. L’artiste rencontre une limite à son refus quand un tiers impose l’application de catégories objectives extérieures : qu’il suffise de rappeler par exemple les ennuis de Brancusi avec les douanes américaines, qui ont longtemps contesté le caractère d’œuvre à ce qui n’était à leurs yeux que métal brut [5]. Cependant, la loi elle-même hésite. Jean Chatelain fait remarquer qu’il n’y a pas de définition juridique précise de l’œuvre d’art [6] – ce qui est un symptôme remarquable pour une discipline qui, ailleurs, définit toujours avec rigueur son objet. A défaut, le droit d’auteur, de même que les réglementations fiscale et douanière, ont recours à la tautologie ou à des énumérations évasives.

Placée devant une appartenance générique qui lui pose problème, le musée, l’institution, passe parfois outre en campant ferme sur ses catégories. En témoigne, par exemple, l’inclusion de certificats d’œuvres conceptuelles (présentés sous vitrine) dans une exposition du cabinet graphique du Musée national d’art moderne : ce qui n’avait auparavant, chez l’artiste et les commentateurs attentifs, qu’un statut juridique, était ainsi autoritairement classé comme dessin. On diagnostiquera en l’occurrence, chez l’autorité légitimante, une certaine propension à l’inertie générique. D’un autre côté, la presse spécialisée et le milieu de l’art en général, conditionnés par le « contemporain », se gargarisent de genres nouveaux : environnement, projet, travail, énoncé, proposition, installation…, se faisant, eux, les agents d’un certain échauffement générique.

4 — Dans la plupart des cas, l’indication (paratextuelle), par l’artiste ou l’organisateur, de l’appartenance générique de l’œuvre détermine l’horizon d’attente du spectateur. Il en va ainsi des « Peintures récentes de X… », « Sculptures du XX° siècle de la collection Y… » ou du redondant « Œuvres graphiques du Cabinet des estampes de Z… ».

On peut tenir une bonne partie des œuvres du Pop Art pour des natures mortes, les dollars sérigraphiés de Warhol pour des vanités modernes, ses accidents pour un avatar de la peinture d’histoire, ou encore le parallélépipède sur lequel Philippe Cazal a inscrit son logo pour une forme d’autoportrait [7]. Mais quand l’historiographie se crispe sur les genres traditionnels, et veut à tout pris opérer une lecture de la production contemporaine à partir de ces seules catégories, elle finit par faire preuve d’une forme de rigidité typique : la crispation générique.

5 — La façon dont un locuteur se positionne par rapport au problème générique trahit sa bêtise ou l’intelligence qu’il a des enjeux de l’art. Le genre étant affaire de convention, il est clair que la mise en question du genre dénote une volonté de renversement de la convention (fût-ce pour en inventer une nouvelle). Au reste, l’affirmation d’un genre traditionnel, s’il y a choix délibéré, est parfaitement respectable. La bêtise est dans la réification de modalités qui n’avaient d’intérêt que d’avoir été avancées comme des questions. Elle est là quand on vous dit d’un air entendu : « c’est une installation », « c’est un travail in situ », académisant ainsi un problème pour en faire un genre, ou encore « c’est de l’art vidéo », « c’est de l’art performance », oubliant cette fois toute problématisation du genre pour le rabattre sur un matériau ou une technique. Cette attitude beni-oui-oui à l’égard de la question générique, cette sorte de bêtise générique, fréquente dans les écoles d’art et chez ceux dont l’adhésion affichée à quelque différence (générique) masque un profond goût du consensus, me semble bien plus grave que la crispation institutionnelle évoquée plus haut. Un exemple affligeant qui suffira : il a, paraît-il, été créé aux U.S.A. un « musée de l’installation » !

La multiplication des genres

6 — Pour parer sans doute à l’inertie générique de l’institution, certains artistes se font eux-mêmes auteur d’énoncés génériques – fait troublant s’il en est, car ils explicitent ce faisant un architexte traditionnellement tu, puisque allant de soi. Le paratexte (titre d’exposition, légende de cartels ou de photographies, dossiers de presse, annonces diverses…) et le discours critique (souvent immédiat, quand il ne précède pas l’exposition) s’ouvrent à ces genres nouveaux qui ont la particularité paradoxale d’être coextensifs à un seul œuvre ou à une partie de celui-ci, tels que : travail in situ (Daniel Buren), travail-peinture (Niele Toroni), définition-méthode (Claude Rutault), éclairage (Michel Verjux), point de vue (Felice Varini), peinture/écran (Cécile Bart)… Chaque idiolecte tend ainsi à s’instituer comme genre, ou plutôt comme auto-genre (parler ici de genre idiolectal serait-il plus élégant ?) Extraite de toute appartenance à un genre institué (par le milieu, la tradition…), l’œuvre singulière n’a d’autre voie que de se faire instauratrice de genre à son tour. A quelle faim répond le dieu art, quand il offre ainsi le spectacle renouvelé du miracle de la multiplication des genres ?

Ce sont les Nouveaux Réalistes qui ont inauguré ce phénomène. Ce mouvement, lors de sa naissance en 1960, se caractérise par le fait majoritaire qu’à chaque artiste puisse être lié un genre d’œuvre particulier : à Arman l’accumulation, à César la compression, à Klein le monochrome, à Spoerri le tableau piège, à Christo l’empaquetage, à Hains, La Villeglé et Rotella l’affiche lacérée, à Dufrêne le dessous d’affiche… C’est ce qui lui donne cette allure si particulière de syndicat d’inventeurs de genres, détenteurs chacun d’une trouvaille.

Des artistes que l’on pourrait qualifier de « spéculatifs », occupent une place intermédiaire. Ce sont ceux qui pratiquent le geste générique en série, comme Daniel Spoerri, par exemple, qui a fait se succéder : Original en série, Tableau-piège, Multiplicateur d’art, Collection, Eat art, Détrompe-l’œil, Musée sentimental… De tels artistes sont également des sources d’échauffement générique.

7 — La multiplication des auto-genres est à mettre en parallèle avec l’instauration réitérée d’« ismes », par les artistes des mouvements d’avant-garde dans la première moitié du vingtième siècle. De l’« isme » à l’auto-genre, la prétention moderniste d’une inscription tendue vers le futur, s’est perdue en route. L’auto-genre est surdéterminé par le contemporain (chaque « isme » l’était déjà mais ne le savait pas).

8 — Les stratégies anti-art n’ont pas manqué de se jouer de l’attente produite par l’indication de l’appartenance générique. L’artiste en maniant le paradoxe trouble l’horizon d’attente, suspend la certitude du genre, et place le spectateur devant une contradiction insurmontable : entre ce qui peut être constaté de l’œuvre et ce qui en est dit. Ainsi Christian Boltanski, à l’époque où il montre ses Compositions photographiques, Compositions fleuries et autres Compositions murales – qui sont chaque fois des séries de photographies –, affecte-t-il de déclarer qu’il est peintre [8], ouvrant ainsi l’espace du commentaire sur la photographie en tant que peinture [9] (ce qui, soit dit en passant, est tout à fait différent de la considération récurrente de la photographie en tant qu’art).

Quand l’horizon d’attente induit par le genre est contredit par ce qui est sensé le vérifier, seul le pacte générique, qui relie tacitement le spectateur à cet horizon, maintient la croyance nécessaire en ce qui est dit (même si c’est contredit). Ainsi, le public affranchi opinera devant les photographies de Boltanski en pensant que, si celui-ci ne fait pas de la peinture au sens traditionnel, du moins en renouvelle-t-il l’art ou, pour employer un terme moins compromettant, la problématique.

Musées d’artistes

9 — Depuis les années soixante-dix, nombreuses sont les œuvres qui ont pris la forme d’une exposition (ou, ce qui revient au même, en inversant le point de vue, nombreuses sont les expositions constituées d’une seule œuvre). Si l’on considère ce phénomène massif, il est difficile de ne pas soutenir que l’exposition a acquis un statut particulier : qu’elle est devenue, chez certains artistes, un genre d’œuvre – ce qui n’était qu’un mode d’existence ayant en quelque sorte basculé du côté du genre par les vertus de quelque tropisme.

10 — La désignation d’appartenance au genre exposition devrait se rencontrer comme énoncé architextuel. Or il n’en est pratiquement rien. Ce point mérite d’être éclairci.

Quand Marcel Broodthaers présente de 1968 à 1972 les différentes « sections » de son Musée d’art moderne département des aigles [10], il oriente délibérément la lecture vers le genre muséographique. Le titre englobe plus d’une dizaine de manifestations comportant chacune un ensemble d’objets qui, pris un par un, pourraient passer pour des œuvres. Mais comment ne pas voir que l’intention artistique est globale, qu’elle passe en grande partie dans la mise en scène ? S’il feint d’être l’auteur d’un certain nombre d’œuvres, que de plus il exposerait lui-même en revêtant l’habit du conservateur, il est patent qu’en réalité il ne l’est pas. Cette fiction d’un musée et de son conservateur implicite est la stricte dénégation du geste artistique qui s’est transporté au registre second de la mise en scène, rendant du même coup l’œuvre coextensive à l’exposition. Or, la désignation générique orientante dit « musée », alors qu’il s’agit strictement d’œuvres et d’expositions temporaires.

11 — Par mimétisme, dès 1973, une institution titrera Cinq musées personnels la réunion d’œuvres de Jean-Marie Bertholin, Christian Boltanski, Jean Le Gac, Annette Messager…  [11], et telle autre, en 1974, Museum une rétrospective post mortem de Broodthaers ; un recueil rassemblera en 1983 des dizaines d’œuvres sous la dénomination Museums by Artists[12]… Dans tous les « musées d’artistes » le genre exposition avance masqué.

12 — En créant le genre éphémère « Musée d’artiste », l’artiste (ou l’institution) falsifie l’architexte et tente de faire croire à une appartenance usurpée (mais ceci est un jeu dont personne n’est dupe). Le contexte muséographique sert d’hypotexte à un architexte hypertextuel, c’est-à-dire à un architexte construit à partir d’un genre extra-artistique que l’artiste emprunte et détourne. Cet emprunt d’une forme institutionnelle, pour un contenu qui reste du registre du geste individuel, définit l’espèce d’hypertexte ludique que la tradition nomme pastiche. Parler de « musée d’artiste » c’est pasticher un genre qui, à vrai dire, n’existait pas (du moins auparavant) : le genre muséographique. Le pastiche promeut en retour le style institutionnel au rang de genre artistique, et, corrélativement, son auteur – le conservateur – au rang d’artiste ; la promotion d’un Harald Szeemann par la scène artistique des années soixante-dix venant corroborer notre propos.

13 — Le Musée des obsessions, projeté par Harald Szeemann [13], cet espace virtuel incluant différentes expositions dont il fut l’organisateur, inaugure l’exploitation du genre « musée » en inventant un sous-genre.

Le Musée sentimental  [14], dont Daniel Spoerri donna une première version au Musée national d’art moderne en 1977, possède un sel qui ne peut être saisi que par référence au sous-genre muséographique « musée historique ». Cet hypotexte non nommé est pourtant sensible partout, dans la présentation des objets, l’allure des vitrines, la rédaction des notices. Spoerri en a conservé le style, mais a substitué de dérisoires anecdotes à l’habituel événement historique, accordant sa préférence à la petite histoire au détriment de la grande. Une telle transformation, qui opère sur le contenu (rabaissé volontairement à un niveau trivial), et conserve imperturbablement le style noble emprunté (les pompes de la muséographie), ressemble à ce burlesque particulier qui remonte au poème héroï-comique de la Batrachomyomachie, et que Boileau ressuscite dans le Lutrin.

L’ exposition comme œuvre

14 — L’architexte « exposition » est plus rarement convoqué. Dans un seul cas, à la Nationalgalerie de Berlin, en 1975, Marcel Broodthaers y renverra explicitement en titrant sa manifestation : Invitation pour une Exposition Bourgeoise. Le qualificatif adjoint à l’architexte introduit une distance ; « Exposition Bourgeoise », avec ses majuscules hyperboliques, sonne comme une citation, et fait du titre quelque chose d’ironique, sans qu’on sache en définitive qui, de l’artiste ou des organisateurs, est bourgeois, et si cela est laudatif ou dépréciatif. Un tel énoncé dégage implicitement un espace pour son contraire : une exposition qui ne serait pas bourgeoise et dont on se demande ce qu’elle pourrait être. le principal effet qui en résulte étant précisément de poser la question de l’« exposition », c’est-à-dire la question de l’architexte.

15 — Il faut cependant attribuer la palme du laconisme architextuel (et les lauriers de l’antériorité) à Richard Hamilton, qui intitula an Exhibit, une présentation de panneaux, plus ou moins transparents, à la Hatton Gallery, en 1957 :

« Victor Pasmore, who had involved with another group in This is Tomorrow, approched me with the idea that we might collaborate on an exhibition in Newcastle. Remembering his comment on Man, Machine and Motion I proposed that we might make a show wich would be its own justification : no theme, no subject ; not a display of things or ideas – pure abstract exhibition.
« The structure consisted of 4 feet x 2 feet 8 inch acrylic panels (three from a standard 8 feet x 4 feet sheet) of various colours and degrees of translucency wich could be distributed at will on a 1 feet 4 inch module with minimum of visible support. Lawrence Alloway was brought in to verbalize the notion. [15] »

Les seuls panneaux plastiques, leur mise en espace, la matérialisation d’inscriptions virtuelles par des marques rectangulaires de couleur, y réduisaient pour ainsi dire l’exposition à sa carcasse sémiologique. Avec, ajoute Hamilton, « le minimum de support visible ». Pour que la qualité d’œuvre lui fût transférée, il fallait en effet lui conférer ce caractère d’apparition, la rendre immatérielle, la faire flotter dans l’espace. C’est à cette condition que sa « présentation » pour elle-même pouvait avoir lieu (« pure abstract exhibition » dit Hamilton). Œuvre au sens traditionnel ou exposition en tant qu’œuvre, le caractère d’apparition requiert toujours un certain effacement de la modalité de présentation. Même quand tout est montré des conditions de monstration, la magie du cube blanc, fait de l’ensemble une « autre scène », dont tout le discours sur « l’art du réel » n’est que la dénégation. Il y a toujours quelque transport.

Paratextes

16 — Le titre Une exposition de peintures réunissant certains peintres qui mettraient la peinture en question (Paris, 1973), provoque un trouble, par l’impossibilité d’y rapporter l’intertexte à un auteur précis. Qui donc a avancé que ces peintres mettraient la peinture en question ? – Est-ce les organisateurs ? Alors le conditionnel introduit une interrogation qui leur est propre. – Ou bien cet énoncé est-il la reprise d’un fragment du discours critique ambiant qui épinglerait ainsi « certains peintres » (le « sic » étant sous-entendu) ? Dans ce cas la mise en avant du genre exposition est une affectation de distance, celle de ceux qui ne s’en laissent pas conter et refusent de laisser enfermer ces peintres dans une telle étiquette. Le jugement une fois suspendu de la sorte, l’architexte « exposition » qui vient doubler celui de « peinture », sert de paravent derrière quoi se retrancher, en une sorte de dénégation de la position critique.

17 — Plusieurs expositions, qui relèvent toutes de la geste conceptuelle, opèrent un glissement de l’architexte au paratexte. La première est sans doute July, august, September 1969, organisée par Seth Siegelaub (aux dates indiquées par le titre), et dont le catalogue était le seul lieu de réunion d’œuvres de localisation par ailleurs incertaine, éparse ou mentale. Si Daniel Buren y documentait un affichage visible à Paris, si Carl Andre y renvoyait par un plan à son exposition contemporaine au musée de La Haye, il n’y avait de la balle de caoutchouc jetée par Lawrence Weiner dans les chutes américaines et canadiennes du Niagara que deux séquences photographiques extraites de films, et la proposition de Robert Barry Série psychique tenait dans l’impalpable et invérifiable :

« Toute chose dans l’inconscient perçue par les sens mais non dénotée par le conscient durant les voyages à Baltimore, pendant l’été 1967. »

L’organisateur n’en maintenait pas moins la fiction d’une exposition habituelle en remerciant en tête de catalogue : « tous les artistes pour leur participation et coopération à la réalisation de cette exposition », l’assureur ( !), et diverses personnes « à travers le monde qui ont assisté dans les multiples (compliqués) aspects de l’organisation… ». Le paratexte – qui en aurait douté ? – peut faire des miracles ! En pareil cas, seule la déclaration d’appartenance au mode « exposition » faisait de la publication un « catalogue », quand il aurait tout aussi bien pu passer pour une anthologie de travaux – mais il aurait fallu supprimer, il est vrai, outre le paratexte de l’organisateur, les contributions de chaque artiste qui renvoyaient, elles aussi, à une situation d’exposition. Répéter qu’il s’agit là d’une exposition « conceptuelle » ou « d’art conceptuel » ne dit rien sur le procédé mis en œuvre. Or, Seth Siegelaub a inventé en l’occurrence, et avec un certain génie, l’exposition comme pur effet de paratexte.

18 — La liste des titres orientant génériquement la lecture serait sans doute fort longue. On n’en retiendra que quelques uns, souvent cités au jeu du « genre inédit ».

Le texte de Rüdiger Schöttle qui a servi de point de départ à l’exposition Bestiarium, sous-titrée Jardin-théâtre, mêle les références de façon confuse. Dans ce texte qui commence ainsi : « Psychomachie raconte l’histoire d’un jardin intitulé le Bestiarium… », l’auteur confond manifestement la Psychomachia de Prudence (dans laquelle les vertus ayant triomphé, la reine d’entre elles, la foi, annonce la tâche encore à venir : la construction du nouveau temple de l’âme), et l’Hypnetoromachia Poliphili attribuée à Francesco Colonna (sorte de promenade initiatique dans des jardins imaginaires, dont l’ordonnance ésotérique se retrouve de Boboli à Versailles) ; il semble de plus évoquer quelque Bestiaire du moyen âge, issu du Physiologos [16]. Aucun des nombreux préfaciers et commentateurs de l’exposition n’a relevé l’incohérence. Pour résultat une exposition de groupe assez réussie, faites de maquettes, d’installations mobilières, baignée dans l’éclairage blafard de projections de diapositives. Qu’en est-il d’un Bestiarium ou d’un jardin-théâtre ? L’architexte invoqué tire l’exposition vers un imaginaire que les seules œuvres exposées ne suffiraient pas à établir. Entre ces dernières et les textes pseudo-érudits du catalogue le spectateur, pris dans une temporalité multiple, se trouve dans une situation comparable à celle de Poliphile, figure de l’humaniste renaissant, visitant en songe les ruines antiques. Exemple non rare de sa sorte, Bestiarium, par son titre et son sous-titre, est construit sur un pacte architextuel ambigu dont l’effet certain est un sentiment confus de richesse intellectuelle et de profondeur poétique. L’auteur, d’ailleurs ne s’y trompe pas : « A partir de cette histoire [laquelle ?], ce jardin-théâtre en tant que lieu et symbole doit créer un nouveau cadre riche de sens » – plus exactement un effet de sens qui, n’en doutons pas, doit beaucoup au paratexte et au caractère bon joueur d’un spectateur acceptant le pacte générique : « c’est un bestiarium, c’est un jardin-théâtre », sans trop se demander de quoi il retourne exactement.

Mode d’énonciation

19 — Le Mouse Museum de Claes Oldenburg fut montré pour la première fois à la Documenta de Cassel de 1972. Il abrite toutes sortes d’objets de petites dimensions dont le point commun est d’avoir une vague forme de caméra ou de fusil à rayon (cette dernière ayant de plus un sens obscène), auxquels ont été ajoutés divers autres, fabriqués par l’artiste ou provenant de boutiques de bibelots. Le titre donne le musée pour celui d’une souris. L’artiste (c’est une feinte) a donc recours à une fiction qui fait supporter la responsabilité de l’architexte à un tiers – figure du même actant, dirait la Théorie du récit. Grâce à ce procédé de l’énonciation énoncée, il ramène le genre, a priori en position de surplomb par rapport au texte, à l’intérieur de celui-ci et à son niveau. Par la fiction de l’actant générique, il veut décider de l’appartenance générique, et refuse d’en laisser la responsabilité à une instance tierce. C’est un autre exemple de tentative d’absorption du genre par l’œuvre.

20 — L’exposition n’était à l’ordinaire qu’un simple mode d’existence ; le lieu de monstration de l’œuvre ne présupposait ni n’entachait en rien le genre de l’œuvre. Si l’exposition fait genre, c’est que la situation d’énonciation tend à prévaloir. Il y a là ce que Gérard Genette appelle une « confusion entre mode et genre [17] », qui se fait dans le sens d’une contamination modale ; ce qui caractérise la scène artistique contemporaine étant cette précellence du mode sur le genre. On pourrait cependant tout autant prétendre qu’il s’agit d’une sorte de tropisme générique, inclinant des situations modales vers de nouveaux genres, et que ce qui domine est la « transcendance » architextuelle.

21 — Le genre exposition doit-il être subsumé sous la catégorie plus générale de l’art, au singulier, comme cela semblait être posé au début de ce texte ? Ou bien l’exposition, qui est un mode d’existence de l’œuvre, doit-elle être aussi considérée dans toute son extension, comme la modalité dominante de l’être, en se référant aux considérations multiples sur la société du spectacle (Debord), l’extension de l’espace public (Habermas), la société transparente (Vattimo) etc., auquel cas ce serait l’exposition qui surplomberait l’art ? Faut-il résoudre cette contradiction majeure de la question architextuelle, trancher, déterminer laquelle, de l’exposition ou de l’art, est la catégorie dominante ? Gérard Genette dit que les questions architextuelles sont par excellence des questions de poétique. Il me semble possible de préciser que la question architextuelle majeure tourne aujourd’hui autour des catégories « art » (ou « littérature ») et « exposition » (ou « communication »).

Le mode, si l’on suit Genette, serait transhistorique, puisque référant à des situations d’énonciation appartenant en propre aux langues naturelles. Le genre est une catégorie esthétique, quand le mode relève d’une pragmatique [18]. De ce que le mode tende à prévaloir sur le genre, il ne faut pas en conclure trop vite à une victoire de l’immanence (l’exposition) sur la transcendance (l’art). Mais suggérer que, peut-être, la promotion générique de l’exposition, ou la contamination modale des genres (cela revient sans doute au même) doivent tout à la domination historique du paradigme artistique ; autrement dit, envisager mode versus genre et art versus exposition comme des antinomies propres à ce paradigme.

 

Notes

[1]. Genette (Gérard), Introduction à l’architexte, Paris, le Seuil, 1979 : prière d’insérer. Cf. également p. 87-88.

[2]. Genette (Gérard), Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, le Seuil, 1982, p. 11. Au début de cet ouvrage, l’auteur propose une taxinomie des relations transtextuelles et distingue entre intertexte (citation, allusion…), paratexte (titre, préface, prière d’insérer, remerciements…), métatexte (commentaire, critique), architexte et hypertexte (parodie, pastiche, travestissement…).

[3]. Cf. notamment, Le pacte autobiographique, Paris, le Seuil, 1975.

[4]. Selon l’orthographe préconisée par Marcel Duchamp, qui permet de distinguer l’invention plastique de ce que recouvre le nom commun readymade (prêt-à-porter).

[5]. Cf à ce sujet Laurie Adams (Art on Trial, New York, Walker & Co., p. 35-58) et le commentaire de Thierry de Duve (« Réponse à côté de la question “qu’est-ce que la sculpture moderne ?” », in catalogue Qu’est-ce que la sculpture moderne ?, Paris, Centre georges Pompidou, 1986).

[6]. Chatelain (Jean), Œuvres d’art et objets de collection en droit français, Paris, Berger-Levrault, 1982, p. 8-11. Que dire du récent droit de la culture !

[7]. Cf. mon « L’autoportrait selon Philippe Cazal » in cat. de l’exp. Philippe Cazal : d’une part, d’autre part, Musée Sainte-Croix, Poitiers, 1991.

[8]. « Entretien entre Irmeline Lebeer et Christian Boltanski » in Boltanski, Les Modèles, Paris, Cheval d’attaque, 1979.

[9]. Cf. mon « Façons de peindre » in cat. de l’exp. du même nom, Maison de la Culture, Chalon-sur-Saône, 1981.

[10]. Section XIX° Siècle, Section littéraire, Section XVII° Siècle, Section XIX° Siècle (bis), Section Folklorique, Section Documentaire, Cinéma modèle, Section Cinéma, Section Financière, Section des Figures, Section Publicité. Pour les références. Cf. cat. de l’exp. Marcel Broodthaers, The Tate Gallery, Londres, 1980.

[11]. Musée de peintures et de sculpture, Grenoble, 1973, (organisé par Maurice Besset).

[12]. Bronson (A.A.) et Gale (Peggy), (édité par), Toronto, Art Metropole, 1983.

[13]. Annoncé à l’occasion de Documenta 6 (Cassel), lors d’une émission radiophonique du Deutschlandfunk, le 23 juin 1977.

[14]. Musée national d’art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris. Ce premier Musée sentimental sera suivi par celui de la Ville de Cologne (1979), celui de Prusse (Berlin, 1981) et celui de Bâle (1989).

[15]. Cf. Richard Hamilton, Collected works, 1953-1982, Londres, Thames and Hudson, s. d. [1982]. Pour Exhibit 2 (ibid., 1959), ces mêmes panneaux furent montés sur la structure métallique ayant servi à la présentation de Man, Machine and Motion (Hatton Gallery, Newcastle upon Tyne, 1955).

[16]. PS1, New York / Casino des expositions, Séville / Entrepôt-galerie du Confort moderne, Poitiers, 1989 (exposition de groupe réalisée à partir de dessins et de maquettes de Rüdiger Schöttle qui remontent à 1985). Cf. le catalogue de cette exposition, ainsi que : Rüdiger Schöttle, Bestiarium — Theatergarten, Maison de la culture et de la communication de Saint-Étienne, 1988.

[17]. Introduction à l’architexte, op. cit., p. 65.

[18]. Id., ibid. L’auteur s’attache tout au long de son livre à montrer que l’on prête à Platon et à Aristote une division en genres littéraires, quand, en fait, celle-ci était modale. Ce sont les romantiques qui ont cru pouvoir fonder en nature une distinction en archigenres (lyrique, épique, dramatique) qui surplomberaient tous les autres comme autant de formes naturelles – ce qui est un leurre puisque ces archi-genres sont des mixtes entachés d’éléments thématiques (historiques).