Inventer l’avoir

Addenda au Museum der Obsessionen  : une collection de collections

[Texte complet publié in  Être et Avoir. 9 collections exposées, Nîmes, Esban / Fage, Lyon, 2018, p.184-239.]

Collectionner suppose parfois une véritable créativité dont rendent peu compte les nombreuses approches psychologiques du collectionneur ou de la collectionneuse. Pour la prendre au sérieux, il importe de se départir de tout a priori relatif à la qualité de la personne concernée : qu’elle soit artiste ou non n’est pas le sujet. Valoriser les collections d’art plutôt que d’autres est non moins discutable. L’inventivité en la matière ne se mesure ni à la qualité esthétique des objets collectionnés, ni à leur nature. Elle ne se limite pas non plus aux « collections comme forme d’art », aux « musées d’artistes », ou encore aux « archives d’artistes », tous sujets passablement explorés.

Dans son programme pour un Musée des Obsessions, Harald Szeemann n’oubliait pas « Die Obsession des Sammeln als grundlage für die bildnerische Tätigkeit » ni « Die Obsession des Sammlers, seine Identität ». Pour chaque inventeur de collection, celle-ci, quand bien même elle serait portée par un esprit de système, est une entreprise éminemment subjective. Parcourir ce monde des inventeurs de collections, leurs obsessions, ne peut être qu’une collection de cas, difficilement classables sans en réduire la singularité, peu assignables à quelque résidence historico-sociologique. Comme toute collection de cas, celle qui suit a ses limites : celle des obsessions de son propriétaire et du hasard de ses rencontres. Le réseau de relations qui la sillonne témoigne de cette histoire personnelle.

Ils collectionnent

En 1974, François Mathey organisa une exposition[1] restée fameuse réunissant quatre-vingts collections privées d’objets les plus divers qui pouvaient passer tour à tour pour insolites ou sans intérêt. Poussant la provocation, il se déclarait relativiste en matière de goût, allant jusqu’à mettre en doute les critères qui présidaient à l’élection des chefs-d’œuvre admis au Louvre. Il y avait là des collections de girouettes, de paniers, d’enseignes, de masques à gaz, de couteaux, de sifflets, de briquets, de boutons, d’interrupteurs et prises de courant, de chouettes, de porte-plume, de capsules, de poids, de pipes, de sucres en morceaux, de cafetières, de petits chevaux, d’insignes politiques, toutes collections qui apparaissent plus moins fréquemment, depuis, dans les « salons des collectionneurs » et autres « foires à la brocante ». Jean-Claude Baudot, l’un des collectionneurs sollicités, – celui-là même qui, en 1958-59, avait réalisé avec Jacques Séguéla le premier tour du monde en 2 CV – s’apprêtait, du reste, à publier un important Annuaire des collectionneurs[2].

Certaines collections tournaient autour de savoir-faire ou de métiers particuliers : outils, couteaux, objets relatifs à la boulangerie, au cirque, à la   prestidigitation, etc. D’autres – timbres de table, instruments de musique, poids d’Asie, balances de changeurs, lunettes et lorgnettes, briquets à silex – sentaient davantage la salle de ventes ou la boutique de l’antiquaire. On se trouvait alors sur les terres de Maurice Rheims[3]. Avec les cailloux de Roger Caillois, on lorgnait vers les anciens cabinets de curiosités[4].

Quant aux collections de jeux d’aluette, de construction, de toupies, de fèves des rois, de cloches et sonnailles, de canivets, de découpis, de bois d’Épinal, d’ex-voto, d’assiettes de Creil ou de plaques de comices agricoles, si elles n’étaient déjà au musée des Arts et Traditions populaires qui avait ouvert deux ans auparavant, au Bois de Boulogne, du moins auraient-elles pu y figurer. Venaient s’ajouter les marrons et les noix de coco sculptés avec quoi l’on se rapprochait de l’art brut. Mathey, du reste, avait accueilli dès 1967 la collection de Dubuffet au musée des Arts décoratifs[5].

Les collections de bustes 1900, de bouchons de radiateurs, de tirelires américaines, de bustes de Mickey ou de robots relevaient, elles, de la « vintagisation » des objets et des icônes de la société de consommation que les tenants du Pop Art avaient promus dans leurs œuvres.

Les vieux papiers, enfin, – passeports et congés, papier-monnaie, étiquettes de vins et de fromages, faire-part, tableaux-réclame, calendriers, emballages de papier-toilette, tickets de bus et de métro, chromos, dossier sur l’affaire Dreyfus, images de la guerre de 14-18, tracts aériens – étaient largement représentés. On touchait là à l’un des genres les plus anciens de la collection non orthodoxe.

Dans l’exposition de François Mathey, c’est à Françoise et Guy Selz que revenait la palme de la plus importante sélection en matière d’art populaire : 300 objets choisis parmi quelque 30 000 numéros accumulés : chromolithographies découpées à l’emporte-pièce, albums d’images, papiers dentelle, imagerie populaire, journaux anciens, chansons illustrées, canivets, fixés sous verre, reliquaires, peintures naïves, ex-voto en bois, en tissu, en plâtre, en verre ou en papier, « principalement des choses particulièrement périssables[6] ».

[…]

Notes

[1] Ils collectionnent…, cat. de l’exposition (15 février-13 mai), Paris, musée des Arts décoratifs, 1974. Voir également : Brigitte Gilardet (Institut d’histoire du temps présent), « François Mathey et les collectionneurs… », HAL-SHS, archives ouvertes, 2014. <halshs-01001983>.

[2] Who’s what. Annuaire des collectionneurs, 2 vol., Paris, Stock, 1975.

[3] Commissaire-priseur, sa Vie étrange des objets (Paris, Plon) avait été en 1959 un best seller. Il publiera, un an après l’exposition de Mathey, Haute Curiosité (Paris, Laffont) et, en 1981, son livre sur les collectionneurs (Les Collectionneurs : de la curiosité, de la beauté, du goût, de la mode et de la spéculation, Paris, Ramsay).

[4] Pour une bibliographie sur le sujet, cf. archives.modernes.biz/cabinets-de-curiosites.

[5] L’Art Brut, cat. de l’exposition (7 avril-5 juin), Paris, musée des Arts décoratifs, 1967.

[6] Cette collection, complétée par leurs enfants, Philippe et Dorothée Selz, a été donnée au Museu del Joguet de Catalunya, à Figueres, venant ainsi augmenter la collection réunie par Josep Maria Joan Rosa et Pilar Casademont Sadurní. Manuel Vázquez Montalbán, lors d’une visite en 1972, qualifia ce musée de « antimuseu ». Cf. https://www.youtube.com/watch?v=0uNCApWgbcQ. Jacqueline Selz, sœur de Guy, de son côté, a donné sa propre collection, réunie avec Yvon Taillandier, au musée de Noyers-sur-Serein, en Bourgogne.