Le tour de l’exposition

Visiteur, spectateur et public

(Publié in cat. de l’exposition Cécile Bart, Felice Varini, Michel Verjux : Le tour (15 septembre 1994-27 janvier 1995), Villeurbanne, galerie Georges Verney-Carron, [janvier] 1995. — Repris in  : Ars Mediterranea n° 1, édition française, Barcelone, 1998, p. 56-61. — « Dar la vuelta a la exposición », trad. en espagnol par Maria Dols, même revue, édition espagnole, même pagination. — « Il giro per la mostra », trad. en italien anonyme, même revue, édition italienne, même pagination. — « The Turn of the Exhibition », trad. en anglais par Hugh Field, même revue, édition anglaise, mêmes pages.)

Alors il dit « Sais-tu pourquoi je suis venu à toi ? Je vais t’annoncer ce qui est inscrit dans le livre de Vérité. »
Daniel

(Vernissage)
Au sortir de l’exposition, je croise une connaissance, lui lance un rituel « alors ! tu as déjà fait le tour ? » et, nanti d’une vague réponse, poursuis mon chemin sans plus attendre. Avant tout phatique, ce genre d’apostrophe ne vaut pas mieux que la plupart des paroles perdues dans un vernissage, qui n’en saturent le volume que pour maintenir ouvert un réseau de communication voué à la circulation d’un sens raréfié.

Distraction
Le tour de l’exposition en restituant les œuvres à une mondanité de bon aloi les destitue. Il réduit cruellement la prétention conceptuelle dont elles se soutiennent, et les rapporte à une pure et simple esthétique de la distraction. Par l’extraction de leur réserve, il les accrédite dans un espace commun, qui en retour les discrédite en faisant de la frivolité leur lot. Dans quel monde chutent-elles, si ce n’est en définitive celui du flâneur de Baudelaire ? là, sous le regard d’un passant impressionnable qui, tel une surface sensible, enregistre le fugitif, la mode. Peu importe si l’exposition s’adresse au « peintre de la vie moderne » – qui saura en retenir l’immuable, l’éternel – ou, malgré qu’elle en ait, au « mauvais public » – celui qui veut être frappé, surpris, stupéfié [1]. Qu’elle multiplie les sollicitations compte davantage. Par là, elle appartient de plain-pied à la sphère de la distraction, et communique avec toute la modernité.

Le visiteur est ce passant. Le tour de l’exposition inféode les œuvres à son bon vouloir, ou plutôt au désir tout puissant, à l’inconscient qui guide ses pas. Au gré des aléas de sa déambulation, en butinant de l’une à l’autre, il dessine une chorégraphie, reconstruit un parcours à la fois mental et concret, dont nulle entomologiste ne saurait décrypter le chiffre. Car nul sens obligatoire, nulle visée pédagogique de l’organisateur, nulle prétention première de l’artiste à être lu correctement, ne peuvent en définitive le contraindre. Le visiteur, comme par essence, demeure distrait et inconstant. Il est pour l’œuvre l’inconséquence même.

Visiteur et spectateur
On ne doit pas confondre le visiteur avec le spectateur qui appartient, lui, à la réalité virtuelle de l’œuvre, laquelle emporte toujours avec elle, dans l’adhésion intime de son être, une part d’attente : la venue du spectateur. Le geste créateur instaure d’un même mouvement à la fois l’œuvre et le point de vue d’où il voudrait que l’on en prenne possession – un point de vue qui est de soi (personnel), mais aussi pour l’« autre ». Que la fixité ou les déplacements du spectateur, sa passivité ou sa participation, sa latitude d’interprétation soient délimitées diversement selon les écoles n’est pas le problème [2]. L’essentiel est que cet « autre », imaginaire, est toujours compris dans l’œuvre, qui ménage en elle une place vide, définie, et à remplir pour que sa signification coagule. Le spectateur fait partie du dispositif de l’œuvre : son rôle déterminé et sa place assignée y sont déjà inscrits. De l’un à l’autre, la relation causale fait cercle : le point de vue est certes constitutif de l’œuvre, mais d’un autre côté il en procède.

Or ce n’est pas le spectateur attendu qui vient, mais le visiteur impromptu. Surgi d’ailleurs que du sein de l’œuvre, il est l’ange, le messager divin. Porteur du jugement, il répond à l’être communautaire de l’œuvre, à cette aspiration à la communication qui lui faisait déjà ménager, en elle, la place de l’autre. Dans ce creux qui en minait déjà et par avance le retranchement, il vient se lover – sans qu’elle sache vraiment prendre la mesure de cette altérité radicale. C’est ainsi que subrepticement le visiteur prend la place préparée pour le spectateur. Si toute œuvre comporte une adresse, a-t-on remarqué combien était lourde de conséquences cette substitution ? L’œuvre attend son spectateur, mais le visiteur-usurpateur qui vient combler cette attente ne répond ni par la communion fraternelle, ni par le silence. L’ange ne parle ni au nom du deus communis, ni en celui du deus absconditus.

Double tour
La place du spectateur, ce point aveugle qui fait trou, inscrit au cœur de l’œuvre la sortie programmée de son retranchement. Elle lui donne une inclination, un clinamen. Le spectateur appartient à la temporalité de l’œuvre ; celle du visiteur est en sus. Il arrive à son tour, il sur-vient. Cette double détente fait de l’inclination un tour, un trope. Le temps supplémentaire est celui de la (dés)orientation, celui du tropisme de l’œuvre (ou, si l’on veut, d’un tropisme second).

Il y a en somme deux tours : le tour de l’œuvre, virtuel, et celui de l’exposition, moment de la vérification. Lequel des deux tours l’emporte ? Comme disait Alice l’important est de savoir qui sera le maître. L’usage de tropes (au sens musical du terme, cette fois), issu du redoublement des vocalises de l’alléluia par des aide-mémoire syllabiques, à leur tour mis en musique, se répandit au moyen âge. Il est significatif pour notre propos que la mélodie originale finît par disparaître, au profit de « tropes de substitution », pour le Benidicamus domino, par exemple ; et il ne fallut rien moins qu’un concile, celui de Trente, pour mettre fin à l’hérésie. L’exposition, aujourd’hui, mais peut-être au moins depuis l’aube de la modernité, n’est-elle pas pareillement une sorte de trope de substitution ? Pour employer une autre métaphore, électorale celle-là, on pourrait dire qu’en art, l’élection se joue toujours à deux tours. Et l’on sait combien le second est décisif ! il fait le départage ; il est ce moment proprement divin où est désigné l’élu.

Théologie de l’exposition
Si le visiteur n’est pas le spectateur, mais cette altérité radicale que nous avançons, alors le sens de l’œuvre ne relève pas d’une esthétique du jugement mais d’une sorte de théologie de la grâce. Que le divin soit bien l’enjeu de l’exposition, qui pourrait en douter ? Yve-Alain Bois a pu rapporter comment Courbet, lors de l’exposition universelle de 1855, en installant ses œuvres dans une baraque en face du pavillon des Beaux-Arts de l’avenue Montaigne, avait tenté de se soustraire à l’esthétique de la distraction [3]. Courbet inaugure « l’espace du retranchement » – ce qui constitue un paradoxe lourd de sens, si l’on mesure que ce geste a précisément pour auteur celui qui a suscité l’ouvrage de Proudhon sur la destination sociale de l’art ! C’est aussi Courbet qui écrira plus tard, à propos du bâtiment de son exposition personnelle au Rond-point de l’Alma, en marge de l’exposition universelle de 1867 :

« J’ai fait construire une cathédrale dans le plus bel endroit qui soit en Europe […] Avec une travée semblable à la mienne, nous aurons deux cent quarante mètres de longueur sur dix mètres de largeur et trente mètres de hauteur ; c’est la Galerie du Louvre. [4] »

Bien avant que Malraux n’avance pour l’art la qualification de « monnaie de l’absolu », affleure la consonance de l’exposition avec l’abri du dieu. Je dis bien l’exposition et non le musée en tant qu’instance légitimante, voire « origine de l’esthétique » – comme si le problème n’était qu’institutionnel ou social ! Pour se soustraire à l’esthétique de la distraction, à la comparabilité infinie de la marchandise, Courbet, entraînant avec lui tout l’art à sa suite, n’a eu d’autre solution, que de se faire producteur du lieu de jugement, d’assumer de façon héroïque une part du divin.

Pulsion scopique
Il en va du rôle de l’exposition dans la constitution de la modernité. Certains artistes de l’art conceptuel (je pense à Sol LeWitt dans ses wall drawings, ou à Lawrence Weiner), en traduisant le couple d’opposés « œuvre/exposition » par celui de « concept/vérification concrète », ont montré du doigt le statut d’énonciation de l’œuvre exposée, distinct de celui d’énoncé, indifférent, lui, au mode d’existence. Certes, l’affaire mériterait examen plus approfondi. Étienne Gilson [5] remarquait déjà que le mode d’existence esthétique de la peinture était discontinu (contrairement à son mode d’existence physique). La modernité n’a fait que multiplier et amplifier l’aller et retour entre la mise à vue de l’œuvre et sa soustraction, répétant avec insistance le passage à l’acte d’énonciation, au point que le ballet incessant des expositions fonctionne comme un châssis de coulisse ou un œil qu’on ouvre et referme (vu, pas vu, vu, pas vu…), dans un mouvement alterné qui fait pulsation. Par glissement sémantique, ne dit-on pas de plus en plus « faire une installation », plutôt que présenter des œuvres ? – comme si le moyen avait remplacé la fin. C’est, à mon sens, dans cette succession en forme d’alternance de vagues et de ressacs, dans ce clignotement des expositions que doit être repérée la trace de la pulsion scopique, plutôt que dans des formes privilégiées comme les Rotoreliefs de Marcel Duchamp, ou le Flip Book de Picasso – que Rosalind Krauss a analysés récemment [6]. Autant dire également que la pulsion scopique, avant de « détruire l’ordre du visible », lui appartient. Elle participe de l’épistémê moderne (pour parler comme Foucault). Reconnaître la pulsion scopique demande à prendre en considération autre chose que ces « formes symboliques » que sont les œuvres. Soit repérer le désir dominant de « voir », inscrit au cœur de la modernité, dans l’impératif et la prodigalité de l’exposition. Flaubert n’en subodorait-il pas déjà le caractère symptomatique, quand il l’épinglait comme « sujet de délire du xixe siècle » ?

Tropes
Du grec trwpoV, c’est-à-dire tour, manière ; trope et figure sont des ornements de rhétorique. Dans l’exposition l’œuvre prend figures. Re-engendrée selon des figures, elle devient comparable et juxtaposable. Toute exposition peut être lue selon les deux axes du langage, paradigmatique et syntagmatique. La remarque, devenue banale, s’accompagne de l’inévitable rapprochement avec les deux figures de rhétorique : métaphore et métonymie. Chaque œuvre suscite des comparaisons, convoque la mémoire, instaure un axe vertical, qui superpose des virtualités. Quant au parcours – mot-clef que connaissent bien tous les organisateurs d’exposition –, il établit des contiguïtés, et déploie à l’horizontale la chaîne syntagmatique des présences. Tous les spécialistes de la sémiologie de l’exposition, soucieux de l’optimiser comme lieu de communication, savent développer ce genre d’analyse. Mais les métaphores peuvent bien être fixées dans le ciel de la bonne lecture, informée, cultivée et naturalisée, ou canalisée par tout le paratexte qui entoure l’exposition, les métonymies arrêtées par un impeccable accrochage, le visiteur sera toujours l’insupportable qui « n’a pas vu cette œuvre », qui « a sauté cette salle », qui « regarde juste le début parce qu’il n’a pas le temps, de toute façon le reste c’est tout pareil ! », qui « est venu pour un tel, les autres il s’en fiche », qui « s’est assis sur les marches parce qu’il était fatigué ». Il filera toujours des métaphores selon un ordre des ressemblances dont lui seul possède la clef. Il passera d’un détail à l’autre en des métonymies imprévisibles. Découvrant des reprises à distance, il inventera des anaphores. Il achoppera sur des ellipses, là où « pourtant c’était clair ! » Adepte de la synecdoque sauvage, il fera de deux œuvres, de deux artistes différents, celle d’un seul. Méprisant toute gradation, rompant l’homogénéité du parcours prévu, il le condensera ici et l’étirera indéfiniment là (« – Alors ! tu viens ! »), accumulant ainsi litotes et hyperboles. Il sera insensible au chic de la réticence (« C’est tout ce qu’il y a à voir ? »), comme à celui de la répétition (« Comme tout cela est ennuyeux ! »). Quant au déplacement d’attribution qu’est l’hypallage, il en sera le fervent prosélyte. L’hyperbate n’aura pas de secret pour lui, qui commencera une fois sur deux par la fin, non plus que l’anacoluthe (« Ça n’a ni queue ni tête ! »). Voilà qui est bien difficile à accepter pour les producteurs du premier tour de l’exposition, pour ceux qui ont conçu sa rhétorique première. Comment accréditer cette autre rhétorique, sauvage, celle de notre insaisissable visiteur, qui dessine des figures bien plus saisissantes que celles des professionnels de la chose ? Comment admettre que le visiteur, du moins sous nos cieux démocratiques, reste le maître ?

Public
Dans son combat avec l’ange, l’artiste est rejoint par un concurrent de taille : le public. Car il y a dans cette histoire un troisième personnage, celui que toute institution projette au-devant de la scène, après l’avoir inventé de toutes pièces, et dont elle proclame la venue, tant lui est utile sa caution. Quand l’artiste a fixé la place du spectateur dans le dispositif implicite dont toute œuvre est porteuse, quand le visiteur ne cesse de surprendre ce dispositif en défaut, le public, lui, est celui qui obéit à ce que le trope comporte de règle. Il se plie au parcours du sémioticien de l’exposition, en suit le labyrinthe et les cartels. Lecteur assidu des introductions explicatives, il se laisse prendre par la main, depuis le paillasson d’entrée jusqu’au sens dont il se sera enrichi à la sortie, guidé par les jalons de questions prémâchées. Objet de toutes les attentions, il est aussi objet d’étude, minutieusement et fantastiquement reconstruit à coup d’enquêtes psycho-sociologiques [7]. La tâche impartie à l’institution – celle qui justifie son salaire – devient l’érection analytique du trope « exposition », sa reproduction enfin maîtrisée. L’institution n’a de cesse qu’elle n’ait recouvert le spectateur, du voile de ses bonnes intentions.

Aussi, entre l’institution que le public légitime, et l’artiste qui anticipe son spectateur, la lutte pour la maîtrise de l’exposition est-elle inévitable. Chacun arguant, qui du sens de l’œuvre et de sa conception du spectateur, qui de la toute puissance sociale du public. Jusqu’au point où, parfois, quelque organisateur se sentant pousser des ailes, se prenant pour artiste, fasse œuvre d’exposer. Au-delà des querelles de personnes et de préséance qui ne manquent pas de s’élever, le champ de bataille entre l’esthétique de la création et celle de la réception s’étend sans fin à l’horizon.

Persuasion
Confiant dans le caractère décisif de son action au second tour, chacun veut persuader l’électeur. Si la sémantique peut rendre compte du sens de l’énoncé, l’énonciation, elle, requiert une pragmatique. L’acte de langage n’est pas qu’un assemblage de significations. Il est aussi action et passion, effectuation. Or, la rhétorique, née de l’art oratoire, a d’abord été ce souci de l’efficace : un art de la persuasion. C’est donc pour une double raison que le tour de l’exposition doit être compris comme un trope. Si l’exposition, en tant que forme est un objet de rhétorique (dont on peut à juste titre décrire les figures), en tant qu’énonciation, acte, elle appartient également à cet art légué par l’antiquité – très précisément en tant qu’elle est un art, c’est-à-dire un savoir-faire.

Le stratège de l’exposition, comme le bon orateur, sait la parer de l’ethos, qui convient à ses fins. La réussite n’est-elle pas dans l’ébranlement du pathos de l’auditoire ? Aussi au cœur des savoir-faire de l’exposition gît l’amplification, dont le presque rien dans un loft blanchi est l’exemple insigne. C’est que les revêtements muraux de reps ou de façonné n’émeuvent plus guère ! Mais la principale figure que l’exposition partage avec l’œuvre contemporaine, c’est la tautologie. Au « il n’y a rien de plus à voir que ce que vous voyez », qui donne l’œuvre a comme n’étant autre que l’œuvre a, correspond, au plan de l’exposition, l’auto-proclamation, cet art publicitaire qui consiste à avancer des prophéties se réalisant d’elles-mêmes (selffulfiling prophecy) – ce que tentent tous les labels nouveaux qu’on lance et qu’on répète d’exposition en exposition.

Dans leur croyance en la maîtrise, l’artiste comme l’institution voudraient persuader. L’artiste n’est-il pas en train de forger pour l’avenir le spectateur nouveau que son œuvre programme et attend ? L’institution n’a-t-elle pas la ferme volonté de transmettre, qu’elle s’efface en « mettant le public en contact direct avec les œuvres », ou qu’elle guide à coup de pédagogie son regard ? S’il existe une persuasion en cette histoire ce serait plutôt celle de l’artiste et de l’institution qui croient en l’efficacité de leur conception respective. À moins que pour certains cette croyance ne soit une feinte !

Spectateur et public, on l’aura compris, appartiennent à l’instance de l’imaginaire ; seul le visiteur, lui, est bien réel. Tenir l’imaginaire de l’artiste pour respectable ne saurait interdire d’interroger celui du pouvoir institutionnel. L’histoire moderne de l’exposition s’imbrique étroitement avec celle de la gestion des foules. Tout expérimental qu’il pût paraître dans le champ clos (réservé) de l’art, le « sujet de délire du dix-neuvième siècle », fut d’emblée, au plan du spectacle des œuvres de l’industrie, un art de masse. De même, le design d’exposition – inventé par les futuristes italiens et, en Union Soviétique, par El Lissitsky – prit son essor au service de régimes totalitaires, soucieux de promouvoir de nouvelles formes de spectacle de masse (les souvenirs d’Albert Speer en disent long sur cette politique de part en part esthétique).

Regardeur
Marcel Duchamp a dit, et il va se répétant, que c’était le regardeur qui faisait l’œuvre. On pense, généralement qu’il s’agit là d’une pleine reconnaissance, par l’artiste, du rôle du hasard dans l’art, et qu’est pris acte de la toute puissance du jugement du spectateur (Duchamp dit indifféremment regardeur ou spectateur). Cependant, à lire de près ses déclarations, on ne peut s’empêcher de penser qu’il sauve en sous main le pouvoir de l’artiste, voire qu’il lui en attribue un de rang supérieur – ne fût-ce qu’en tentant, par le Ready-made et le « retard », d’orchestrer la rencontre avec le hasard sous la forme d’un « horlogisme ».

« Selon toutes les apparences, [dit Duchamp], l’artiste agit à la façon d’un être médiumnique qui, du labyrinthe par-delà le temps et l’espace, cherche son chemin vers une clairière.
« Si donc nous accordons les attributs d’un médium à l’artiste, nous devons alors lui refuser la faculté d’être pleinement conscient, sur le plan esthétique, de ce qu’il fait ou pourquoi il le fait – toutes ses décisions dans le domaine de l’œuvre restent dans le domaine de l’intuition et ne peuvent être traduites en une self-analyse, parlée ou écrite ou même pensée.
« […] il devra attendre le verdict du spectateur pour que ses déclarations prennent une valeur sociale et que finalement la postérité le cite dans ses manuels d’histoire de l’art.
« […] Si l’artiste, en tant qu’être humain plein des meilleures intentions envers lui-même et le monde entier, ne joue aucun rôle dans le jugement de son œuvre, comment peut-on décrire le phénomène qui amène le spectateur à réagir devant l’œuvre d’art ? [8] »

Marcel Duchamp n’expose l’œuvre au jugement de la postérité que pour autant qu’il a préalablement niché dans l’inconscient de l’artiste une vision prémonitoire de celle-ci. Les meilleurs seront donc rétrospectivement ceux qui étaient des médiums. Le regardeur de Duchamp a certes un tout autre pouvoir que celui qu’on lui accordait traditionnellement, mais il n’en est pas moins attendu par l’œuvre qui le présage. Du côté de l’artiste il participe de cette figure du spectateur décrite plus haut ; du côté du public, il est cette postérité que les historiens de l’art appellent fortune critique (mais la véritable fortune est-elle bien là ?). On ne peut s’interdire de penser que le regardeur de Duchamp n’est pas vraiment ce reste absolument non programmé par l’artiste, ce supplément que nous avons tenté de reconnaître en la figure étrangement angélique du visiteur.

Ornement
Reconnaître un supplément est difficile. Dans son utopie de régénérer la vie, l’art s’est voulu total, ou du moins a visé une totalité à venir. Depuis que les romantiques ont fait de l’œuvre un fragment (en même temps qu’ils déclaraient absolue la quête artistique), celle-ci communique avec la totalité et ignore de ce fait tout reste. Le supplément, lui, fait toujours quelque peu décorum.

Si trope et figures sont des ornements de rhétorique, alors le tour de l’exposition est lui-même ornemental. Toute la modernité hésite autour de l’ornement : le sceau du crime, et l’effroi sacré ! Retour du vieux problème théologique de l’image. La « théologie négative » dont se soutient tout l’art moderne veut l’œuvre pure, sans ornement. Aussi n’existe-t-il qu’un seul discours massif et consensuel : l’exposition est au service de l’œuvre, transparente ; quant au public, il n’est scruté, sollicité et inventé à la fois que pour mieux prétendre à son identité avec le spectateur. Pour l’artiste l’exposition est un pis-aller – la force est dans l’œuvre ; pour le public l’exposition est le (non) moyen d’accéder directement à l’œuvre, sans pédagogie, sans écran, sans discours filtrant.

Aussi a-t-il fallu inventer, avec quelque extraordinaire perversité, un amalgame qui fasse croire à la maîtrise de l’exposition par l’artiste, et à l’effacement de l’institution : en faisant de chaque œuvre une exposition, et de chaque exposition une œuvre. Tentative insensée de réduire l’opération à un seul tour !

Quand l’artiste rêve du spectateur idéal, l’institution peaufine le dessin de son public. Seuls les artistes qui ressentent et avouent quelque dessaissement, et les rares organisateurs qui reconnaissent ne rien savoir du public, ont quelque idée de l’énigmatique troisième figure, celle du visiteur. Rares sont ceux qui dans l’art savent que le tour de l’exposition met aux prises avec l’ange.

Retour
Le tour de l’exposition, ce « supplément d’origine », en dépit de la banalisation des « installations » et des œuvres-expositions, en dépit de toutes les tentatives pour en dénier l’occurrence, reste largement impensé. Si l’exposition n’est remise en question que pour en renouveler le tour – ce qui ne fait qu’en déplacer l’impératif –, c’est peut-être parce que, au cœur du jeu, elle ne saurait être remise en question. Elle est comme ces ronds-points dont les élus locaux, et autres malades de l’aménagement du territoire, affublent la campagne et les banlieues : n’y reste prioritaire que celui qui n’en sort pas – détenteur pathétique du pouvoir dérisoire de tourner en rond.

Artiste ou public, nous ressentons parfois l’invitation à la visite comme une convocation qui nous use physiquement. Sommes-nous fatigués de la modernité, que nous éprouvions jusque dans nos maux de reins (mal d’époque dit-on), cette obligation d’effort et de dépense ? Du moins cette expérience directe, cette épreuve, plus peut-être que toutes les remises en question par des artistes ou des organisateurs, plus que les changements de forme, de lieu ou de modalité, est-elle susceptible de nous faire comprendre ce que l’exposition comporte d’insidieuse contrainte. Nous prenons ainsi la mesure d’une sorte de constante. De tout ce que l’art remet en question, change, transforme ou révolutionne, seule demeure la répétition très matérielle du moment de l’exposition, son retour – même si cette répétition est masquée par le polymorphisme du phénomène.

Détour
L’accumulation très matérielle des œuvres qui s’entassent dans les réserves des musées n’est que le substrat d’une agitation incessante. Parler de « tradition du nouveau » c’est penser que le renouvellement des formes produit avant tout des œuvres, c’est-à-dire des formes symboliques plus ou moins aptes à rendre compte de notre présent et à éclairer notre avenir. À l’échelle macroscopique, chacune des nouvelles « formes du temps » ajoute une couche géologique aux précédentes. Cuvier déjà dissertait sur le phénomène. Mais aujourd’hui en émane comme un mouvement brownien, duquel participent tour et retour des expositions. Aussi bien que la partie la plus superficielle de la croûte terrestre, faite de cet entassement de civilisations sur lequel plus d’un rêva, nous sommes en mesure d’observer l’atmosphère qui l’entoure ; nous constatons à la surface comme un échauffement. Si la physique pouvait, à la rigueur, rendre compte de la « matérialité de l’œuvre », celle de l’exposition ressortirait plus précisément à une thermodynamique – qui pourrait nous rappeler que tout mouvement circulaire s’accompagne d’un phénomène d’inertie. Il semble bien que pour comprendre ce qui se joue dans l’art, et en arrière-plan, l’examen des seules œuvres ne suffise pas, et qu’il faille (entre autres) faire un sérieux détour par l’exposition.

Notes

[1]. Cf. Charles Baudelaire, « Salon de 1859 – Lettre à M. le directeur de la “Revue française” » in La Revue française, Paris, 10 juin – 20 juillet 1859, section. II, « Le public moderne de la photographie ».
[2]. « Quelle place le tableau doit-il réserver au spectateur ? » est la question que pose la tradition moderne, à partir de Diderot et de la naissance de la critique d’art. Ce que Michael Fried (Absorption and Theatricality. Painting and Beholder in the Age of Diderot, University of California Press, 1980 ; trad. franç. La place du spectateur. Esthétique et origine de la peinture moderne, Paris, Gallimard, 1990), qui le reprend de Diderot, appelle théâtralité aurait dans un premier temps été dénié. C’est Manet qui aurait renversé cette tradition française, en mettant un spectateur « principiel » à la place du spectateur réel.
[3]. Yve-Alain Bois, « Exposition : esthétique de la distraction, espace de démonstration », in Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 29, Paris, 1989, p. 57-79.
[4]. Gustave Courbet, Lettre à Alfred Bruyas, datée du 28 mai 1867, publiée in L’Olivier, Nice, septembre-octobre 1913 ; reprise in Pierre Courthion, Courbet raconté par lui-même et par ses amis, t. 2, édit. Pierre Cailler, Genève, 1950, p. 107, souligné par moi.
[5]. Étienne Gilson, Peinture et réalité, édit. Vrin, Paris, 1958, p. 21 sq.
[6]. Rosalind Krauss, The Optical Uncounscious, Chicago, MIT Press, « An October Book », 1993. Pour une présentation partielle, cf. « La pulsion de voir » in Les cahiers du Musée national d’art moderne, n° 29, Paris, automne 1989. Cf. également l’entretien paru in L’Âne, n° 56, Paris, octobre-décembre 1993.
[7]. Cf. Bernard Schiele, « L’invention simultanée du visiteur et de l’exposition », in Public et Musées, n° 2, Lyon, Presses Universitaire de Lyon, décembre 1992 : « Lorsque [L’évaluation] soumet l’exposition à l’analyse, le destinataire n’est que l’artefact du procès qui l’instruit ». Dans le vocabulaire des études sémiotico-psycho-sociologiques sur l’exposition, le terme « visiteur » recouvre bien entendu ce que je nomme ici « public ».
[8]. Marcel Duchamp, « Le processus créatif », intervention lors d’une table ronde, reproduite in Art News, vol. 56, n° 4, New York, été 1957 ; trad. franç. in Duchamp du signe, nouv. édit., Paris, 1975, p. 187-189.