Les Trobriandais exposent

En matière d’exposition, la littérature anthropologique est peu bavarde. Malinowski est, à ma connaissance, le premier à employer le terme « exposition »

L’étude qui suit est née dans l’enceinte des écoles d’art. Partant de l’histoire des expositions, soucieux d’en décaler la focale hors de l’histoire de l’art, hors de notre modernité et hors de la culture occidentale, nous avons proposé en 2009i l’idée d’une recherche comparatistei qui porterait sur l’« anthropologie de la montre ». Un séminaire, en 2016, se termina par une exposition avec des centaines de documents iconographiquesii. Quittant ces survols généralistes, une première étude monographique a porté ensuite sur « La dépouille et ses reliquesiv ».
Texte publié in
Faire étalage. Displays et autres dispositifs d’exposition, sous la dir. de Natacha Pugnet et Arnaud Vasseux, Nïmes, École supérieure des beaux-arts, 2019, p.21-33.

En matière d’exposition, la littérature anthropologique est peu bavarde. Malinowski est, à ma connaissance, le premier à employer le terme « exposition », à propos des Trobriandais, peuple mélanésien auquel il a consacré plusieurs ouvrages, dont nous retiendrons : Argonauts of the Western Pacific (1922)[1], The Sexual Life of Savages in North-Western Melanesia (1929)[2] et Coral Gardens and their Magic (1935)[3].

Dès 1922, avant d’aborder son enquête sur le système d’échange de la kula, dans un chapitre introductif sur les habitants des îles Trobriand, il remarque que ceux-ci consacrent à leurs jardins, la moitié de leur temps actif. Chaque jardinier cultivant en grande part pour sa belle-famille (et non pour lui-même), tout en produisant beaucoup plus que nécessaire, le bénéfice tiré de la récolte est de l’ordre de la réputation, et cela passe par ce qu’il appelle une « esthétique ». « Much time and labour is given up to aesthetic purposes[4]. » Dans l’ouvrage de 1929, plus spécialement consacré à la description des différents rituels relatifs à la culture des jardins trobriandais, on retrouve ce genre d’appréciation esthétique qui, pour être marginal, ne peut cependant manquer d’apparaître aujourd’hui comme la projection par un observateur blanc, sur une culture étrangère, de termes – to show, to admire, to display, exhibition, sight, lay out, feature, craftsman, artist, aesthetic, attractive, well-shaped, ostentatious, conspicuous[5] – qui appartiennent surtout à sa propre culture.

Malinowski était conscient de la distance qui séparait ses propres mots de ceux que l’enquête avait enregistrés. Il consacre même à ce problème un second volume aussi important que le premier : The Langage of Magic and Gardening[6]  :

« Let me start with the apparently paradoxical and yet perfectly plain and absolutely true proposition that the words of one language are never translatable into another […]
When two cultures differ as deeply as that of the Trobrianders and the English ; when the beliefs, scientific views, social organisation, morality and material outfit are completely different, most of the words in one language cannot be even remotely paralleled in the other[7]. »

Cependant sa réflexion s’arrête à l’intraductibilité des mots des Mélanésiens, il ne se pose pas la question de la traductibilité inverse. Jamais il ne s’explique sur la récurrence chez lui de mots qui tourne autour de l’exposition et de l’appréciation esthétique ; jamais il ne commente son propre usage d’une telle isotopie sémantique absente du vocabulaire indigène. Pour notre part, nous mettrons entre parenthèses tout jugement esthétique, pour ne nous intéresser qu’aux formes matérielles du display. Il peut y avoir monstration, ou mise en vue, sans que cela s’accompagne d’un jugement de la sorte. On peut constater que les indigènes « apprécient » tel ou tel jardin ; cela ne porte pas forcément sur quelque chose d’équivalent à ce que nous appelons la « beauté » dans le cadre de notre civilisation occidentale, comme le suppose trop facilement Malinowski. Dans ce qui suit, les expressions qu’il emploie seront suivies pas à pas uniquement comme des indices d’une pratique de la mise en vue.

L’ordonnance des jardins

Pour commencer, Malinowski fait le tour des jardins (a walk through the gardens) et en note la belle ordonnance : « The gardens are certainly the more attractive part of the landscape[8] ». Et de classer un jardin d’Ignames avant une houblonnière du Kent !

Les jardins principaux (kaymata) migrent chaque année. Chaque champ (kwabila) est divisé en parcelles (baleko) distribuées lors du kayaku (conseil des jardins). Celles-ci, à commencer par les leywota (parcelles modèles situées du côté du village), sont essartées et brûlées (gabu). Lors du nettoyage final (kumwala), les pierres sont enlevées et alignées en limite de baleko où elles servent de bornage (tukulumwala)[9] ou encore, s’il y en a beaucoup, entassées en tas plus importants (tuwaga) . Chaque parcelle est ensuite subdivisée en carrés (gubwatala) matérialisés au sol par des tiges bien droites (tula), celles que l’on avait auparavant mises de côté lors de l’essartage.

« A well cleaned baleko, showing the dark soil meticulously free from stones and rubbish and with the tula elegantly laid out, is to the native a very pleasant sight ; the owner enjoys showing it and takes due pride in the results of his labour.
There is no doubt that the tula add to the elegance of the garden plot[10]. »

Une fois les premiers plants d‘igname (taytu) ou de taro mis en terre, le jardin est palissadé (kali) sur tout son pourtour, ce qui parachève son ordonnance horizontale, avant le premier rite du sopu (plantation principale), et qu’il ne change d’aspect avec la croissance du taytu et son palissage sur des échalas (kawatam).

Le jardin avant plantation offre donc la vue d’une structure étalée au sol que Malinowski remarque lors de son premier walk. Mais avant même la croissance des plantes, il gagne une troisième dimension, verticale, avec l’érection par le magicien d’un kamkokola dans le coin magique et, dans les autres coins, de karivisi, par les jardiniers eux-mêmes. Ces structures triangulaires faites de trois pieux (lapu) placés en angle droit ont aussi selon Malinowski, outre leur fonction magique, une fonction esthétique :

« [Another rite] changes considerably the face of the garden. The kamkokola, the structure erected on each of the four corners of every garden plot, has a special aesthetic value to the natives. Its sight rejoices the heart of Kiriwinian even as it would that of a modern Cubist[11]. »

Harvest

La récolte est l’occasion principale des rites que Malinowski tient pour des expositions.

« In Kiriwina[12]. the harvest is the most joyous and picturesque stage of garden-making. The actual digging out of the roots fascinates the natives in itself […] The native likes to handle the tubers he has grown, to count them, to arrange them carefully and deliberately into conspicuous, well-shaped heaps. He likes other to admire his produce and compare it with that of the rest. He likes to talk about it and to hear others talk. He feels, in a word, the craftsman’s or artist’s joy in his accomplished work.
[…] The taytu is first heaped up and displayed in the gardens, and the members of the community and of neighbouring ones walk through the gardens and admire the crops. Later on a part of these are transported to a village, sometimes lying at a considerable distance from the gardens, and offered by the gardener who has grown them to a specific relative, usually the husband of his sister[13]. »

Isunapulo. Avant la récolte principale a lieu celle des prémices ou isunapulo. Les taros et les kuvi sont engrangés en premier. On les apporte au village avec quelques plans de taytu.

« The first-fruits of the garden are brought to the village and a part of them is displayed on the baku, the central place[14]. »

Traditionnellement, les morts étaient enterrés d’un côté du baku  ; c’est là que les familles en deuil exposaient leur prémices avec un porc sacrifié pour l’occasion, tandis que les autres le faisaient du côté opposé. Depuis l’obligation d’ensevelir à l’extérieur du village, il y a deux expositions, l’une sur le baku, l’autre sur les tombes, selon qu’on est en deuil ou non. « Such publicly displayed food is not eaten by the owner, but given to some friend or relative[15]… »

Okwala. La veille du tayoyuwa (récolte principale), le magicien des jardins (towosi), présent à maintes étapes, procède avec ses assistants à l’okwala, un rite consistant pour partie à étendre sur les leywota des feuilles vertes de noku ou d’une autre plante.

« The strong green of the noku leaves has a decorative effect against the yellowed and bronzed foliage of the taytu vine[16]. »

Tayoyuwa : la récolte principale, consacrée au taytu, est noté dès 1922 par Malinowski, comme étant le moment par excellence de ce qu’il faut bien appeler une « exposition » :

« For all the crops, after being harvested, are displayed for some time afterwards in the gardens, piled up in neat, conical heaps under small shelters made of yam vine. Each man’s harvest is thus exhibited for criticism in his own plot, and parties of natives walk about from garden to garden, admiring, comparing and praising the best results[17]. »

En 1935, il revient sur les différentes étapes de cette mise en vue de la récolte[18]. Les ignames sont tout d’abord nettoyés de leur terre et de leurs villosités (unu’unu) en les raclant avec une coquille de moule, un acte esthétique selon notre auteur :

« This part of the work, which has mainly, in fact I think exclusively, an aestethic value, takes longer than most of the really utilitarian activities. »

Vient ensuite l’aménagement de sortes de tonnelles (kalimomyo) ; leur dimension dépend de l’importance et de la destination de la part de récolte qu’elles vont abriter.

« A number of stout poles are planted vertically. A few horizontals are lashed to the forks of the uprights, and a roofing of slender sticks is laid on the top. On and around this framework garlands of taytu vine are fastened. The number of these arbours that each man constructs, depends on the number of urigubu gifts for which he is responsible. For every gugula (urigubu heap) a kalimomyo is made. »

Sous ces tonnelles, les ignames sont entassées soigneusement en piles coniques, la plus grosse, l’urigubu, en position centrale, étant destinée à être donnée cérémoniellement :

« The urigubu heap is always constructed with some care in a conical mound in the centre of the arbour ; the best tubers are put on the surface, a good shape is kept, and the heap is built so that it cannot collapse. When it is very large, it is necessary to encircle the base with a framework like a diminutive fence, called lolewo. »

Le moment de l’appréciation arrive. Parents par alliance, amis et voisins se déplacent pour voir.

« Through a drapery of vine or under the green roof of coconut leaves the gathered crops can be inspected and admired by the natives walking through the harvested garden. Friends and acquaintances from the gardener’s own village or from neighbouring communities visit him, sit down, watch the work and show a distinct and laudatory interest in the crops – since this is required by good form. »

Un moment social important puisque le temps d’exposition peut aller de quelques jours à deux semaines.

« Once in the arbour the crops remain there for a few days or even for a couple of weeks, and during this time the arbour continues to be a centre of social life. »

Tel est dans son déroulé ce que Malinowski appelle une exposition. Certes, le contexte culturel, le fait que cette dernière soit inséparable de rites magiques sur lesquels l’anthropologue donne maints détails, tout cela ne saurait faire assimiler la pratique trobriandaise à nos « mœurs et coutumes des tableauistes ». Le parallèle est pourtant tentant : aménagement d’une surface d’inscription (nettoyage du koumwala), étalage au sol des tula pour former le damier des gubwatala, scénographie de la clôture du baleko entouré du tukulumwala, borné par les kamkokola et les karivisi, étalage des feuilles de noku, scénographie des tonnelles (kalimomyo) destinées à accueillir chacune en leur centre une pile pour l’urigubu, apprêt de l’objet exposé par nettoyage (raclage de l’unu’unu), display en tas de la récolte soigneusement arrangée en piles coniques (gugula) cantonnées éventuellement par un lolewo, tel un cadre ou un socle, et enfin durée de l’exposition et appréciation afférente (avec déambulation du public !).

Seconde exposition

L’exposition en place, sur les lieux du tayoyuwa, constitue le modèle d’une autre exposition qui la répète formellement en grande partie. Une sorte de reenactment !

Le temps d’exposition sous le kalimomyo terminé, le taytu de l’urigubu est transporté par des porteurs dans le village du donataire (en principe le mari de la sœur) pour lui être offert. À l’arrivée un tas, semblable à celui qui avait été disposé dans le jardin, est soigneusement reconstitué devant la resserre de ce donataire. C’est en somme une deuxième exposition : même soin dans l’empilement, même disposition sous une tonnelle :

« After they have deposited their baskets on the ground the carriers sit down for a short rest. Then the men of the party proceed to pile up the taytu in front of the recipient’s yam-house. They build a heap exactly the same size and shape as that which was made in the arbour […] A small heap is simply stacked on the ground ; bigger ones have small circular framework round them […] The large yams are placed on the outside and the smaller ones in the middle, “topping” being the accepted procedure on such occasions[19] […] »

Au son de la conque, cette nouvelle pile change alors de main solennellement. Parfois l’exposition devient une véritable compétition décidée par le chef du village.

« In years when the harvest promises to be plentiful, the chief will proclaim a kayasa harvest, that is to say, ceremonial, competitive display of food[20] […] »

On sélectionne alors les plus belles ignames et l’on ajoute à la pile quelque élément décoratif, topping, comme une cerise sur le gâteau :

« When the last touches have been given – the arbour over the heap erected, one or two specially attractive yams attached to the framework – a shell trumpet is blown[21] […]  »

La seconde exposition, toutefois, est très courte, puisqu’en attendant la mise en resserre effective, la pile est immédiatement protégée du soleil par des feuilles de cocotier. Il reste cependant un volume, bien visible.

Resserre

La disposition du village contribue à la monstration des récoltes. La place centrale, hormis la case et la resserre du chef, est délimitée par un premier cercle, celui des autres resserres, le second, le plus extérieur, celui des habitations correspondant à chaque resserre, étant séparé du premier par une rue.

« Native villages are generally built in a circle round an open central place ; hence prominence can be given to the show bwayma by disposing them round the inner ring. In some villages the central place is surrounded by bwayma and in a few capitals the chief’s yam-house stands right in the centre. Yam-houses of commoners are as a rule placed inconspicuously next to the dwellings in the outer circle, and the food contained in them is not visible, their walls being covered. The strict distinction, however, between covered and uncovered bwayma obtains only in villages of rank or in villages which immediately surround one of the capitals[22]. »

La place centrale est donc le lieu où se montre la récolte remise en tas provisoirement, mais une fois l’urigubu engrangé, c’est la resserre (bwayma) qui trône au premier plan, sur cette même place.

« Every visitor to the Trobriands will be impressed by the prominent position which the bwayma occupies : higher and more imposing than the living house ; more lavishly decorated, more scrupulously kept in repair[23] […] »

Malinowski appelle les resserres les plus importantes, celles qui sont entourées de tout un rituel, des « show bwayma ». Elles sont surtout utilisées pour les dons rituels dont les occasions sont nombreuses. Ce sont elles qui sont mises davantage en vue, les plus modestes resserres destinées à l’usage domestique n’étant pas entourées de tant de soins, car elles ne contiennent pas le « show taytu ». Ces show bayma sont conçues pour que la récolte engrangée se voie.

« These are large than numerous, as size in itself has an aesthetic value to the Trobriander ; they are built with an open log cabin to permit of an ostentatious display of their contents, and they are conspicuously placed[24] […] »

La fonction de stockage est assurée par une sorte de grand magasin parallélépipédique (liku), posé sur un soubassement en pierre ou en bois, dont le plancher surélevé se prolonge en plateforme où l’on peut se tenir ; le tout est coiffé d’un toit de chaume à deux pentes arrondies, descendant largement sur les côtés et donnant à la yam house sa silhouette caractéristique.

Tandis que les parties avant et arrière du toit sont fermées totalement, le liku, lui, est conçu pour que le regard le traverse une fois vidé de son taytu et pour que l’on voie ce qu’il contient quand il est rempli. Il est constitué de rondins de bois qui se croisent en se chevauchant à chaque angle, de sorte qu’à chaque rangée latérale de rondins corresponde (au même niveau) un vide en façade et à l’arrière, et inversement. Pour résultat : un magasin à claire-voie.

En raison de cette configuration particulière, les indigènes distinguent la clarté du liku vide (que le regard peut traverser) de l’obscurité du liku plein. Le rite magique de prospérité (vilamalia) précédant le remplissage débute symboliquement avant qu’il ne fasse jour.

« Next morning before sunrise, at the time when the first bird utters its melodious wail, the magician repairs to the store-houses. He begins with the bwayma of the chief, the bwayma which stands in the middle of the village and which has a personal name, Dudubile Kwaya’i. This name “Darkness of the Evening” is associated with the impression of darkness produced by the wealth of the store which it contains […] It is characteristic of the natives’ love of display that this outer layer – this shadow of wealth – is left to produce an impression of fullness, when the cabin behind is empty[25]. »

Et, lors de ce vilamalia, parmi les incantations du towosi (magicien des jardins) : « My yam-house is darkened ; my yam-house is dusky ; my yam-house blackens[26] ». La richesse, l’abondance, la fierté de la possession d’une telle récolte reçue se trouvant ainsi exprimées en termes visuels.

Le mode de remplissage lui-même contribue à l’esthétique de la bwayma. Couche après couche, les plus beaux taytu sont alignés soigneusement des deux côtés où il y a un interstice entre les rondins, de façon à être bien visibles de l’extérieur ; le reste demeurant caché en vrac à l’intérieur. Une stratégie de mise en vue qui contribue à l’impression de richesse et d’abondance de « l’obscurcissement » de la bwayma.

« The same principle is followed in filling the bwayma as in stacking up the heaps, that is, the best yams are displayed on the outside. First a few of the finest tubers are handed up and these are arranged in the lowest interstices between the beams of the cabin. Some of the poorer ones from the interior of the heap follow, and are placed on the floor. Then again some better tubers are disposed in the higher interstices, and so on[27]. »

La fonction esthétique prime dans ce dispositif qui permet d’exhiber les plus beaux taytu, visibles de l’extérieur de la bwayma, à tel point qu’ils peuvent ne pas être consommés.

« In years of plenty it sometimes happens that the best tubers, those placed in the interstices of the liku, are never eaten. Exposed to the sun and rain, they sprout and send out long shoots, and become less palatable for eating. Because this is a sign of malia [prospérité], it is not a matter for a regret but for congratulation[28]. »

La dépense somptuaire prend ici le pas sur la nécessité alimentaire.

« Speaking, however, from innumerable though undocumented observations, I should say that about half of the taytu harvested is show taytu, the other half being used for daily consumption and for next year’s seed[29]. »

Le show taytu, est un taytu à voir davantage qu’à manger.

Sagali et Cie

Il peut aussi être extrait de la resserre à l’occasion de distributions cérémonielles de nourriture. Plusieurs occasions se présentent pour ce faire.

« The show storehouses, on the other hand, are emptied occasionally and then much larger quantities are taken out. At a ceremonial distribution (sagali), or on occasions when large presents such as vewoulo, dodige bwala or yaulo are given ; or again when considerable quantities of food are sent to the coastal villages at a vava or wasi, the exchange of vegetable food for fish, then only will men and women climb the liku and take out several basketfuls of taytu, which are usually left for a few hours on show in front of the storehouse before they are carried to their destination[30]. »

Toutes ces occasions de dons génèrent non moins une exposition temporaire sur la place centrale, le taytu y étant alors arrangé en petits tas ou disposé dans des paniers. Là encore ce sont les meilleurs, les plus beaux, qui viennent couronner l’offrande.

« On such occasions the crops are graded. Some of the really perfect tubers which line the interstices and are disposed on top of the compartment are selected and the baskets topped with them ; and at the subsequent distribution or exchange they are always kept in this position[31]. »

Pour certains sagali, ce sont non seulement des tubercules qui sont exposés pour être distribués mais aussi des porcs.

« In many phases of their ceremonial life, big displays of food form the central feature. Extensive mortuary distributions called sagali, are in one of their aspects, enormous exhibitions of food connected with their re-apportionment[32]. »

Les Trobriandais mangent alors beaucoup – « We shall eat, and eat till we vomit[33] » –, c’est un signe de prospérité, mais cela demeure privé, le repas en lui-même n’étant pas cérémoniel.

« […] it is important to note that the centre of gravity of the feast lies, not in the eating, but in the display and ceremonial preparation of the food. When a pig is to be killed, which is a great culinary and festive event, it will be first carried about, and shown perhaps in one or two villages ; then roasted alive, the whole village and neighbours enjoying the spectacle and the squeals of the animal […] But the eating of this is a casual affair[34]. »

Comme le dit Malinowski, le centre de gravité, c’est l’exposition.

Vilakuria

Le mariage est marqué par une première série d’échanges entre les belles familles soigneusement réglementée : katuvila, pepe’i, kaykaboma, mapula kaykaboma, takwalela pepe’i. Au début le jeune couple réside chez le frère de la femme tandis que l’on construit maison et resserre. Le cadeau de la première récolte qui suit le mariage revêt un caractère particulier, car il inaugure la série des dons annuels de récolte (urigubu) dus par le beau-frère. À cette occasion le taytu offert est placé dans une construction étrange en forme de pyramide inversée, devant la nouvelle resserre, en lieu et place ou seront disposés en tas coniques les urigubu futurs.

« To resume, then, the girl’s family give a present of considerable value at the next harvest [after the takwalela pepe’i], and from then on at every harvest they will have to help the new household with a substantial contribution of fresh yams. The first present of this sort, however, has a special name (vilakuria), and is surrounded by a ceremonial of its own. Prism-shaped receptacles (pwata’i) are constructed of poles, in front of the young couple’s yam-house, and the girl’s family, after selecting a large quantity, a hundred, two hundred, or even three hundred basketfuls of the best yams, arrange them in these receptacles with a great amount of ceremony and display[35]. »

Les poteaux du pwata’i, comme à l’envers avec leur petite section en bas, contribuent à l’évasement vers le haut de cette construction-présentoir. Le jour laissé entre eux permet de voir le taytu dont il est empli. De gros ignames (kuvi) et des taros couronnent le tout.

[…]

Les « expositions » dont il a été question sont toutes liées directement ou indirectement à la récolte et à la culture des jardins. Le présent texte en reste là. On notera cependant que Malinowski évoque d’autres circonstances où il y a « exposition », notamment celles en liaison avec le système de dons et contre-dons de la kula  ; ou encore celles relatives à la « magie de Beauté » ou à d’autres rituels. Notre étude n’est donc pas complète.

Telle quelle, il est possible cependant d’en tirer quelque réflexion comparatiste. Les faits qui relèvent de ce que nous appelons « exposition » sont récurrents. Ils colorent bien des moments de la vie collective des Trobriandais, et tout se passe comme si l’on avait affaire à une sorte d’Ausstellungwollen. Il n’y a cependant pas d’institutionnalisation de l’exposition en tant que telle, et les mots qui en isoleraient le concept demeurent désespérément absents – le vocabulaire indigène ne comporte pas d’abstractions ! Après tout, n’est-ce pas le cas de la plupart des mots qui servent d’outils descriptifs à l’anthropologie qui, si elle peut se passer de « magie » ou de « religion », parfois encombrants, ne peut guère éviter « système de parenté », « rite de passage », ou « forces invisibles », eux aussi parfaitement étrangers aux cultures étudiées. Cela oblige à mainte contorsion quand, rencontrant des faits dont la présence est bien réelle, on constate qu’ils ne comportent cependant aucune désignation ad hoc dans la langue indigène. Le comparatiste en est réduit à mettre partout des guillemets.

Notes

i. Conférence, ENSBA, Lyon, 21 octobre 2009. « Notes pour une anthropologie de la montre » Art Press 2, n° 36, « Les expositions à l’ère de leur reproductibilité », sous la dir. de Christophe Kihm et Laurent Jean-Pierre, janvier 2015.
ii. Cf. Marcel Détienne, Comparer l’incomparable, Paris, Le Seuil, 2000.
iii. ESBA, Nîmes, 20 mai-3 juin 2016.
iv. Conférences,ESBA, Nîmes, 2 février 2017 ; HEAR, Strasbourg, 22 mars 2017 ; Beaux-Arts, Paris, 3 avril 2019.

[1] Argonauts of the Western Pacific : An account of native enterprise and adventure in the Archipelagoes of Melanesian New Guinea, préface James Frazer, Londres, Routledge and sons, 1922. (Rééd., Prospect Heights (IL), Waveland Press, 1984*. Les Argonautes du Pacifique occidental, trad. André et Simone Devyver, Paris, Gallimard, 1963. Rééd. inroduction e de Michel Panoff, ibidem, 1989*.) L’astérix signale les éditions consultées.

[2] The Sexual Life of Savages in North-Western Melanesia. An Ethnographic Account of Courtship, Marriage, and Family Life Among the Natives of the Trobriand Islands, British New Guinea, préface de Havelock Ellis, Londres/ New York, 1929*. (La Vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie, trad. S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1930*.)

[3] Coral Gardens and their Magic. A study of the methods of tilling the soil and of agricultural rites in the Trobriand Islands, vol. 1 : The description of gardening, Londres, G. Allen & Unwin, 1935. (Rééd., introduction Edmund R. Leach, Bloomington, Indiana UP, 1965*. Les Jardins de corail, trad. Pierre Clinquart, Paris, Maspero, coll. « Textes à l’appui », 1974*.)

[4] B. M., 1922, chap. II, § 4. [En conservant les citations de Malinowski dans leur langue originale, je veux rendre compte de l’ampleur de l’isotopie sémantique « exposition » et « esthétique ».]

[5] B. M., 1935, vol. I, passim.

[6] Coral Gardens and their Magic. A study of the methods of tilling the soil and of agricultural rites in the Trobriand Islands, vol. 2 : The language of magic and gardening, Londres, G. Allen & Unwin, 1935. (Rééd., introduction Jack Berry, Bloomington, Indiana UP, 1965*)

[7] B. M., 1935, vol. II, 4e partie, div. II.

[8] B. M., 1935, vol. I, 2e partie, chap. I, § 3.

[9] Les murgers, en Bourgogne, ou les clapas, dans le midi, remplissent la même fonction.

[10] B. M., 1935, vol. I, 2e partie, chap. III, § 3.

[11] B. M., 1935, vol. I, 2e partie, chap. IV, § 1.

[12] Province principale de Boyowa, la plus grande île des Trobriand.

[13] B. M., 1935, 2e partie, début du chap. V.

[14] B. M., 1935, vol. I, vol. I, 2e partie, chap. V, § 2.

[15] Ibid.

[16] B. M., 1935, vol. I, 2e partie, chap. V, § 3.

[17] B. M., 1922, chap. II, § 4.

[18] B. M., 1935, vol. I, 2e partie, chap. V, § 4, pour toutes les citations qui suivent.

[19] B. M., 1935, vol. I, 2e partie, chap. V, § 5.

[20] B. M., 1922, chap. II, § 4.

[21] B. M., 1935, vol. I, 2e partie, chap. V, § 5.

[22] B. M., 1935, vol. I, 2e partie, chap. VII, § 1.

[23] B. M., 1935, vol. I, 2e partie, début du chap. VII. [Les chap. VII, VIII et IX ne figurent pas dans la traduction française.]

[24] Id., ibid.

[25] B. M., 1935, vol. I, 2e partie, chap. VII, § 1.

[26] Id., ibid.

[27] B. M., 1935, vol. I, 2e partie, chap. VII, § 2.

[28] B. M., 1935, vol. I, 2e partie, chap. VII, § 5.

[29] Id., ibid.

[30] Id., ibid.

[31] Id., ibid.

[32] B. M., 1922, chap. VI, § IV.

[33] Id., ibid.

[34] Id., ibid.

[35] B. M., 1929, chap.IV, § 3.