Au gai savoir de la critique

Sémiotique, forgeries et oulipismes

[Publié in Pratiques. Réflexions sur l’art, n° 6, Rennes, printemps 1999 (actes des rencontres Pratiques critiques aujourd’hui, Rencontres Place publique (org. en collab. avec Les Archives de la critique d’art), Marseille, 28/29 novembre 1997)]

 « Ainsi pensait-il c’est faute d’avoir su s’emporter, que la science sémiologique n’avait pas trop bien tourné. »
Roland Barthes

En dépit de tous les anathèmes, est-il possible de faire œuvre critique ? Peut-on sauver la critique en tant que pensée élaborée, ce genre de critique que l’on critique tant en la taxant d’universitaire et en la marquant du sceau infamant de l’intellectualité ? Je partirai de considérations tirées de la critique littéraire.

Les trois critiques

Dans la Physiologie de la critique, Albert Thibaudet [1] distinguait « la critique des honnêtes gens » ou « critique spontanée » faite par le public lui-même, la « critique des professionnels » faite par des spécialistes et la « critique des artistes » qui considère les œuvres non dans les salons, mais à l’atelier.

La première critique, d’origine parlée, « chronique pure », suit rigoureusement l’actualité. Sainte-Beuve rêvait ainsi du critique qui ne serait que le « secrétaire du public ».

« On entend couramment, dit Thibaudet, des lamentations sur la décadence de la critique. Elles sont exagérées, tout du moins en ce qui concerne la critique quotidienne des contemporains. […] Jamais n’a été repéré plus attentivement, accueilli plus sympathiquement tout ce que la jeunesse apporte de nouveau, tout ce qui fait la fraîcheur d’un moment unique de la durée, tout ce qui porte la marque fine et fragile de l’heure présente, tout ce qui, avec une authenticité stricte, exclusive d’autres qualités et d’autres travaux, appartient au domaine de la critique spontanée. [2] »

« Il est bon, dit encore Thibaudet, que la jeune critique soit une critique de jugements, de jugements durs, massifs, pittoresquement assénés. [3] » Le triomphe récurrent de cette critique, ainsi enregistré, ne me semble pas démenti par les conversations de vernissage. Constatons cependant avec Thibaudet que sa figure n’est jamais parfaitement tangible ; puisqu’essentiellement orale, nous n’en saisissons que les retombées.

La seconde critique est faite par des connaisseurs dont le savoir éclipse parfois, hélas ! l’aptitude à goûter, à sentir. Qualifiée de « normalienne » par Zola, sa maladie serait le misonéisme, la haine du nouveau. De cette critique « qui vit dans le passé, qui assimile une histoire », Thibaudet dit qu’elle a pour tâche « d’enchaîner, d’ordonner, de présenter une littérature, un genre, une époque à l’état de suite, de tableau, d’être organique et vivant ». Il faut bien, remarque-t-il joliment, une « scolastique », et celle-ci, notons-le au passage, a des allures d’histoire — la critique professionnelle pour notre auteur ne pouvant être qu’une « critique historique ».

Ces deux premières critiques, bien sûr, s’affrontent :

« Comme eau-mère de la critique, il ne faut pas compter seulement la formation d’une corporation de professeurs, la naissance d’une corporation de journalistes, mais aussi leur rivalité et leur opposition. Voilà un siècle qu’il existe une critique des professeurs et une critique des journalistes, sans que le sage doive s’en émouvoir plus que de voir coexister les brunes et les blondes, le bourgogne et le bordeaux. »

Le romantisme, enfin, a placé la tâche critique dans les mains de l’artiste. Cette troisième forme de critique ou critique des maîtres, comme l’appelle Thibaudet, « est presque toujours partiale et partielle [4] ». Elle débouche sur la « critique de soutien, une critique de combat qui lutte aux côtés d’une école ou d’un groupement [5] ». (Félix Fénéon, si l’on veut, en serait le premier monument.) D’atelier ou de soutien, cette critique affirme son appartenance à un parti et suppose par là, en quelque façon, une république libérale.

En ce qui nous concerne, on aurait tort de tenir la « physiologie » de Thibaudet pour une analyse exogène qui ne s’appliquerait qu’à la littérature. Le texte de Delacroix : « Des critiques en matière d’art [6] », pour ne citer qu’un exemple qui remonte à 1829, repose sur la même trichotomie : appel au jugement direct du public, assassinat de la critique ex professo, cet oiseau nocturne qui vient après, écriture d’une critique d’artiste. Elle traîne encore un peu partout aujourd’hui. Nil novi sub sole.

De ce tableau « physiologique », Thibaudet concluait que les conflits entre les trois critiques étaient inévitables et même souhaitables, que toutes trois étaient nécessaires. Je ne crois pas que cette sagesse soit bien admise. Force est de constater que la critique demeure globalement l’objet d’un jugement d’opprobre qui ne déparerait pas au dictionnaire de Flaubert — la critique universitaire étant de ce point de vue la mieux lotie (si l’on peut s’exprimer ainsi) car la moins justifiable, celle qui s’éloigne le plus de l’éclosion artistique : le savoir, c’est bien connu, ayant un effet clôturant. Que sommes nous en train de faire ? Glosant sur la critique au sein de ce colloque, nous démultiplions le pli critique, nous fabriquons un in-quarto, voire un monstrueux in-octavo.

« Un paysan apporta, un jour de marché, un lièvre au hodja de Konia, et le hodja l’invita à dîner. Au marché suivant, des gens vinrent le voir et lui dirent : “Nous sommes les parents de l’homme qui t’a apporté un lièvre.” Le hodja les invita encore. La semaine suivante, nouvelle visite : “Nous sommes les parents des parents de l’homme qui t’a apporté un lièvre…” Finalement, le hodja convia ses visiteurs à un repas où l’on ne servit que des bols d’eau chaude. “Qu’est-ce que c’est que cela ? — C’est la sauce de la sauce de la sauce du lièvre.” [7] »

La parabole rapportée par Thibaudet se passe de commentaire !

Baudelaire, avant Thibaudet, en concluait que pour échapper à un tel processus d’éloignement, pour rester au plus près de ce moment d’éclosion qu’est l’art en tant que création, la critique devait être partiale, autrement dit romantique et artistique :

« […] Pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons. [8] »

La revendication baudelairienne d’un jugement critique qui soit partial se double de l’affirmation de son caractère prospectif. Non seulement elle place le critique aux côtés de l’artiste, mais elle lui attribue un rôle dans l’émergence de l’art. Le jugement partisan va de pair avec une ambition proprement créative. En somme, si d’une main on condamne la critique pour ce qu’elle ressortit au savoir, à la clôture, on peut la sauver de l’autre pour son caractère ouvrant, pour ce qui la range du côté de l’art. On ne sort guère du troisième genre de la classification de Thibaudet.

L’acte critique

Un second ordre de considérations est venu apporter de l’eau au procès de la critique des professeurs et au moulin de la critique de soutien. Depuis que Benveniste a attiré notre attention sur « la subjectivité dans le langage [9] », depuis que John Langshaw Austin [10] a isolé les énonciations qui ne constatent rien mais sont des actes, et les a dénommées « performatives », depuis que Pierre Bourdieu [11] a montré la façon dont le moindre discours critique contribuait à la production de la valeur artistique, Bref de ce que nulle part le constatif puisse se trouver à l’état pur, de ce qu’il y ait toujours du performatif, on en a vite déduit qu’il n’y avait que du performatif. La distance, la neutralité du discours descriptif étant un leurre, il n’y aurait que l’effectivité du langage. Aborder l’art comme un langage ne serait même plus pertinent. La critique d’art, comme l’art ressortirait de part en part à une pragmatique : à une pratique, à une morale, à une politique.

Il me semble assister dans la critique aujourd’hui à une telle invalidation du cognitif au profit de l’acte [12]. Cette invalidation, fondée de façon trop évidente sur un sophisme (qui fait passer subrepticement du « il y a du performatif » au « il n’y a que du performatif »), renouvelle de la sorte avec brio le vieil antagonisme décrit plus haut. On n’est cependant pas obligé de jeter le bébé avec l’eau du bain. On ne voit pas pourquoi, à l’exclusion de tout autre, la seule issue pour l’acte critique serait de ne plus se concevoir que comme un soutien, comme un compagnonnage, comme une sorte d’union indéfinie, comme l’appartenance inavouée à un groupe — où le critique se retrouve aux côtés du conservateur, du collectionneur, du marchand, du journaliste… — participant à la promotion d’un même produit. Le critique n’est pas dupe ; il sait fort bien que sa participation objective à une telle promotion existe malgré qu’il en ait. Mettre entre parenthèses cet acte de soutien pour s’intéresser encore à la critique en tant que construction théorique ne me semble pourtant pas totalement vain. Telle serait mon hypothèse : à contre courant, à ce qu’il semble, je continuerais de faire l’epokhè du soutien, pour ne retenir de l’acte critique que le faire théorique. En le doublant il est vrai, comme on va le voir, d’un faire proprement littéraire.

Du bon usage de la sémiotique

Thibaudet, qui n’envisageait la critique universitaire que sous forme de « critique historique » appartenait en somme encore au dix-neuvième siècle. Je voudrais maintenant dire en deux mots comment, en quittant partiellement le terrain de l’histoire pour ne retrouver celle-ci qu’au terme d’une sorte de détour, je considère ma participation au développement d’une critique sémiotique.

Si la sémiotique a assez étendu le champ de ses applications dans la direction de l’art du passé et particulièrement de la peinture — je pense bien évidemment aux travaux d‘Hubert Damisch, de Louis Marin, de Daniel Arasse… — elle me semble plutôt restée coite confrontée à l’art le plus contemporain. Je ne parle pas, bien sûr, de cette imposture consistant à réduire l’art à une image — comme si le texte artistique ne comportait pas une dimension spécifique qui en fait quelque chose d’irréductible à ce genre de catégorie ! C’est bien entendu ce qui dans l’image est art qui nous préoccupe, ce justement dont la sémiologie de l’image ne nous dit rien. Le moindre sociologue, attentif à la différence des champs, en sait là dessus plus que le sémiologue de l’image.

Agacé par cette tendance de la sémiologie à ne considérer l’art que du point de vue iconique, j’en suis ainsi venu à me demander s’il ne fallait pas faire retour au texte, perdre de vue, au moins pour un temps, la sacro-sainte différence des arts visuels d’avec la littérature — mère comme l’on sait de tous les maux de l’art hexagonal, puisque l’on raconte que l’art américain l’aurait enfoncé à partir du milieu du siècle, à cause de son caractère indécrottablement littéraire.

Les outils de la critique littéraire sont puissants. Elle s’est ouverte plus largement, et plus vite à la sémiotique que la critique artistique. Il était somme toute logique que des savants, pour la plupart linguistes d’origine, testassent leurs concepts en tout premier lieu sur la littérature. Le travail qu’ils ont accompli tient encore le haut du pavé, et j’y trouve plus d’enseignement que dans bien des travaux critiques appartenant à l’orbite de l’art contemporain.

Il faut bien sûr excepter Rosalind E. Krauss qui a tenté dès les années soixante-dix d’appliquer certains concepts sémiotiques à l’analyse de l’art contemporain. Je pense à ses essais : « Notes on the Index » et « Sculpture in the Expanded Field » [13], où elle utilise respectivement le concept d’indice et le 4-Groupe de Klein. Revendiquant la « cleptomanie » des concepts sémiotiques, elle recourt à l’antienne de Claude Lévi-Strauss sur le nécessaire bricolage conceptuel pour la justifier. Sa gêne est cependant patente. Elle est celle du critique que nous sommes, qui sent bien que tout concept exporté perd de sa rigueur, que ce faisant il produit un discours boiteux, que s’il emprunte c’est au détriment de la scientificité, et que le discours critique est un discours déclassé que Sokal peut démolir à plaisir. Le cas de Krauss est d’autant plus frappant que dans les deux exemples cités elle fait usage de concepts antithétiques — l’indice, qui suppose un référent extérieur au procès du sens, étant plutôt contradictoire avec une sémiotique qui avoue ne manipuler que des êtres de papier.

Le bricolage a cependant sa raison d’être. Posant au principe de son examen l’étonnement premier devant un objet a priori étranger, le critique ne préjuge en rien de ses outils. L’accoutumance est nécessaire, l’exercice monographique, je veux dire le texte écrit sur l’œuvre d’un artiste particulier, exigeant un long temps d’adaptation. Venant de passer plusieurs années durant lesquelles j’ai écrit de telles études l’une après l’autre, patiemment, je peux témoigner du temps passé à le faire.

Voici à peu près comment cela se passe. Voici, pour parler comme Valéry, quel est mon poïein. Je suis tout d’abord à l’affût du discours, des mots qui dérapent, des déclarations qui me semblent faire symptôme : pour mon texte sur Gottfried Honegger, ce fut par exemple deux titres d’œuvre, Erneuerung et Versöhnung [régénération et réconciliation], me semblant résumer tout le rêve moderniste de l’artiste, qui m’ont servi de point de départ. J’essaie ensuite de saisir l’environnement discursif, chaque artiste ordonnant un corps de lectures, qui peut être très précisément celui-là même de sa bibliothèque. Partant de ce que j’entends ou de ce que je devine de cet intertexte, il me faut le parcourir : pour Mario Merz, j’ai suivi ainsi à la trace les pistes de Cesare Pavese et d’Ezra Pound, pour Hubert Duprat ce fut celle de Roger Caillois, pour Anne et Patrick Poirier, celle de l’art néo-platonicien de la mémoire analysé par Frances A. Yates, etc. Vient le moment où, ayant tiré quelques fils, tout l’écheveau vient avec : il me faut le démêler. Les concepts se présentent d’eux-mêmes ; le matériau rassemblé les commande. La reconstruction du puzzle ne va pas cependant sans aller et retour ; des semaines, des mois parfois passent avant que je ne parvienne à raccorder un élément, à combler un manque en retrouvant une œuvre jugée secondaire ou une déclaration qui m’avait été cachée. On voit, par la description qui précède, que je ne sors pas du schéma du bricolage. Si j’en restais à ce schéma — et je crois hélas que nombre de praticiens de la cleptomanie sémiotique en restent là — cela ne donnerait guère, somme toute, que ce discours de bonne compagnie où se démontre, plus qu’une maîtrise, un certain art de jongler avec le jargon emprunté tous azimuts à l’intelligentsia ambiante.

Un ingrédient supplémentaire est, je crois, nécessaire : un point de vue, un parti pris disciplinaire. Je m’explique. Quand, partant du « caviardage » au Tipex, par Richard Fauguet, de la couverture d’un roman de Céline, j’en viens à rapprocher la poétique de l’artiste de celle de l’écrivain, et que je rencontre alors sur mon chemin l’excellente lecture qu‘Henri Godard (éditeur des romans de Céline dans la collection de La Pléiade) donne de cette poétique en s’appuyant sur Mikhaïl Bakhtine, je finis par adopter un point de vue totalement bakhtinien sur l’œuvre de Fauguet — comme ça, pour voir jusqu’où l’on peut aller, pour voir si ça tient. Dans tel autre article, je n’ai fait que me servir de la théorie de l’énonciation, dans tel autre de l’analyse du récit. Je pousse même le parti pris jusqu’à adopter le corps de concept d’un auteur, d’une école précise : ici j’œuvre avec Gérard Genette, là avec Algirdas Julien Greimas et l’école de sémiotique de Paris, etc. Mon propre texte se construit ainsi chaque fois à partir de contraintes déterminées qui, pour être théoriques, n’en affichent pas moins leur part d’arbitraire.

Comment nommer une telle critique ? Si l’on s’attache à la façon dont elle se développe à partir de contraintes (en partie) arbitraires, on la qualifiera d’« oulipienne » — quoiqu’aucune de ses entreprises ne se trouvât auparavant dans les exercices publiés par l’Ouvroir de littérature potentielle ! Si l’on est plus sensible au fait qu’elle poursuit l’œuvre de sémioticiens connus en l’étendant à un champ inexploré par eux, on la qualifiera de « forgerie », le terme, emprunté à Gérard Genette, définissant les pratiques hypertextuelles affectant le sérieux dans l’imitation (à l’encontre de la parodie, du pastiche, du travestissement et de la charge). C’est bien en effet sous la bannière des transformations sérieuses, que se rangent ces différents essais de transpositions d’analyses qui, pour la plupart, proviennent de la sémiotique textuelle ou discursive, et pour lesquels je me suis résolument accroché à la remorque tirée par les Hjelmslev, Benveniste, Jakobson, Barthes, Greimas, Bakhtine, Kristeva, Genette, Schapiro, etc., avec quelques dérivations latérales provenant de Lacan, Merleau-Ponty, Blanchot, la Théorie des jeux et celle de l’information. Certaines de ces forgeries sont même précisément des « continuations » : la plus patente étant celle que j’ai réalisée à partir d’une étude de Meyer Schapiro sur les éléments non iconiques du signe pictural, étude que j’ai étendue à la sculpture.

Je n’ai pas le temps, ici, de rapporter toutes ces forgeries, toutes ces continuations, toutes ces expériences oulipo-théoriques, ni de parcourir en détail les champs inexplorés que j’entr’aperçois pour une telle critique sémiotisante. Non plus, je ne peux envisager ici la façon dont l’examen des structures sémiotiques et de leurs transformations peut faire rebondir la science historique, contribuer à une archéologie de l’art.

Littérature et dramatisation de la science

S’il me fallait justifier le recours à la littérature — ce double souci d’aller chercher du côté de la critique littéraire, et de tenter de faire œuvre de littérature — je ne citerais que Roberto Longhi qui, dans une conférence de 1949, exprimait une telle exigence : « Rapporter la critique et par là même l’histoire de l’art […] au cœur d’une activité littéraire [14] ».

Ranger l’expérimentation théorique du côté de l’Oulipo, la préserve de toute accusation de scientisme. Rien n’empêche de reprendre telle étude faite Charles Sanders Peirce en poche, de le mettre à la poubelle, et de ne se servir que de Joseph Courtés, par exemple. La croyance dans la véracité du discours critique laisse la place à la construction joyeuse d’un simulacre théorique, à quelque chose qui a peut-être à voir avec l’art, en tout cas avec la littérature. Le critique n’est-il pas avant tout écrivain, la forgerie, création ? Roland Barthes ne proclamait-il pas le droit du critique d’« ajouter de nouvelles images » ?

La part des mots est grande dans cette entreprise attentive à l’ordre du discours, toute fondée sur son écoute, sensible à ce que disent les artistes, et à ce qui se dit de leurs œuvres. Derrière le souci de la cohérence disciplinaire gît l’admiration du discours théorique emprunté, la fascination pour sa part de création, de génie. L’entreprise, pourquoi le cacher, débouche sur une certaine jouissance, quand elle parvient à construire sa fiction, à en faire un bel objet singulier, fragmentaire, épineux. Aucun texte ne ressemble aux autres, et nul ne peut prédire ce que sera le résultat de la commande relative à un artiste déterminé, le critique ne resservant pas la même sauce chaque fois. Au plus près de la clarté et de la concision de l’exposition, il se défie des concepts non expliqués, supposés compris. À la différence du critique jargonnant qui n’emploie que mots sus, qui joue de l’entente et fait appel au clin d’œil entre cochons dans le genre « multimédia », « implication du corps », « le quotidien », etc., le critique forgeron sémiotico-oulipien, en dépit de (ou grâce à) son théoricisme fait attention aux mots, range son entreprise du côté de la littérature et de l’art. Il ne se sauve que par cette sorte d’excès que Roland Barthes, faisant retour sur son œuvre passée de sémiologue, semblait appeler de ses vœux :

« Ainsi pensait-il c’est faute d’avoir su s’emporter, que la science sémiologique n’avait pas trop bien tourné : elle n’était bien souvent qu’un murmure de travaux indifférents, dont chacun indifférenciait l’objet, le texte, le corps. Comment oublier pourtant que la sémiologie a quelque rapport avec la passion du sens : son apocalypse et/ou son utopie ? [15] »

Comme Barthes qui demandait en conséquence de « dramatiser la Science (de lui rendre un pouvoir de différence, un effet textuel) », qui déclarait aimer « les savants chez lesquels il pouvait déceler un trouble, un tremblement, une manie, un délire, une inflexion », le critique manipulant la sémiotique peut, à travers le simulacre scientifique, poursuivre sa passion du sens.

La critique possède donc bien une dimension performative, il y a bien un acte critique, à ceci près que celui-ci ne saurait être réduit à un acte sociologique, car il est avant tout un acte littéraire. Un tel angle de vue bouleverse quelque peu la trichotomie de Thibaudet qui séparait nettement dans sa « physiologie » les dimensions scientifique (la critique historique) et artistique de la critique. Il faut faire retour aux premiers romantiques allemands, à ceux que Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy qualifient de « premier groupe d’avant-garde de l’histoire », pour retrouver le sol unitaire où ces oppositions s’enracinent. On y découvre que la dernière catégorie avancée dans la Physiologie de la critique n’est incompatible ni avec la critique ni avec la méthode scientifique. Le pli critique fait parti de l’art à partir du romantisme et la forgerie y est déjà mentionnée :

« C’est avoir un goût sublime, lit-on dans l’Athenaeum, que de préférer toujours les choses à la deuxième puissance. Par exemple des copies d’imitations, des examens de recensions, des additifs aux appendices, des commentaires sur les notes. [16] »

Et ailleurs Novalis parle de l’« aspect romantico-poétique des sciences [17] ». C’est bien là le sens du mouvement retrouvé, par-delà plus d’un siècle et demi, par Roland Barthes quand il rêvait d’une sémiologie qui s’emporterait. Il nous reste à le suivre sur cette voie.

« On parle toujours du trouble que la dissection de la beauté artistique est censée causer à la jouissance de l’amateur. Allons donc, le véritable amateur ne se laisse pas troubler ! [18] »

Notes

[1]. Albert Thibaudet, Physiologie de la critique, Paris, La Nouvelle Revue Critique, 1930, p. 23.

[2]. Idem, ibidem, p. 56-57.

[3]. Idem, Réflexions sur la critique, Paris, Gallimard, 1939, p. 138.

[4]. Idem, ibidem, p. 131.

[5]. Idem, ibidem, p. 212.

[6]. Revue de Paris, mai 1829. Cité d’après Delacroix, Écrits sur l’art, Paris, Séguier, 1988, p. 11 sq.

[7]. Idem, ibidem, p. 133.

[8]. Salon de 1946 : « À quoi bon la critique ».

[9]. [1958], in Émile Benveniste, Problèmes de linguistiques générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 259 sq.

[10]. How to do Things with Words, Oxford University Press, 1962.

[11]. Pierre Bourdieu « La production de la croyance », in : Actes de la Recherche en sciences sociales, n° 13, févr. 1977.

[12]. C’est ce que me semble soutenir, par exemple, Nicolas Bourriaud (« La fluidité de l’art », entretient avec Catherine Millet, Art Press, n° 198, Paris, janv. 1995) quand il déclare que « la volonté de confrontation se situe aujourd’hui, au-delà de la sphère du langage, au niveau des fonctionnements sociaux et des comportements […] L’agir devient plus important que le dire ».

[13]. October, New York, respectivement : n° 3 et 4, été et automne 1977 ; n° 8, printemps 1979.

[14]. « Propositions pour une critique d’art », trad. franç. Patricia Falguières, in : Les Cahiers du Musée national d’art moderne n° 44, Paris, Centre Georges Pompidou, été 1993.

[15]. Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, 1975, p. 163.

[16]. Athenaeum, fragment 110, trad. franç Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Paris, Le Seuil, 1978.

[17]. L’encyclopédie, brouillon général [1798-1799], Heidelberg, édit Edwald Wasmuth, 1957, note 40 (trad. franç. Maurice de Gandillac, Paris, Minuit, 1966).

[18]. Athenaeum, op. cit., fragment 71.