D’effet le cinéma

[Écrit à propos de l’exposition L’effet cinéma, Palais du Luxembourg, Paris, 17 octobre-17 décembre 1995).

Publié sous le titre « Défaite du cinéma?»,  in ouvrage de la Délégation aux arts plastiques, Collections en mouvement – Les Fonds régionaux d’art contemporain, Paris, Flammarion, 1995, p. 136-159.]

Si vous suivez un cours d’histoire de l’art moderne (dans le cadre de la formation permanente !), on vous expliquera pesamment que l’art s’est libéré de la représentation en se distinguant de la photographie, plus apte à poursuivre l’idéal réaliste. Mais personne ne soutiendra que la naissance du cinéma en ait pareillement bouleversé le cours. Par ailleurs, depuis que le pop’ art et l’hyperréalisme ont fait pénétrer la photographie dans les ateliers, elle n’a guère délaissé le devant de la scène. C’est donc un euphémisme de constater que le cinéma n’occupe pas auprès des plasticiens une place comparable à celle de la photographie. Cependant, dire qu’ils n’ont jamais salué le septième art serait faux. Il faudrait parler des abstraits et des surréalistes (parmi les expériences que Breton rapporte dans Nadja : « ce système qui consiste avant d’entrer dans un cinéma à ne jamais consulter le programme »), et développer un bon chapitre sur le cinéma underground. Mais je n’ai pas à parler ici de cette marge aux contours incertains, qu’on désignera globalement du terme de cinéma expérimental [i], et dans laquelle, pour faire vite, on rangera les films d’artistes. Je veux m’étendre, par contre, sur la façon dont les arts plastiques réfléchissent le cinéma, au quadruple plan de l’essence de son image, de ses connotations, du dispositif qui régit son mode d’apparition, et du rapport qu’il entretient avec la fiction narrative.

Grain

Certains artistes semblent fascinés par l’image cinématographique et développent implicitement une sorte de réflexion ontologique. Par un tour de bonneteau dont le discours critique a le secret, le « grain de réel », repéré par Roland Barthes comme élément distinctif du signe photographique — indice plutôt que symbole ou icône —, n’est plus que celui de l’émulsion (ou du pixel), une simple connotation de l’image fabriquée qui, au pays de la glorification du factice, devient un matériau propre à légitimer une esthétique. L’ontologie sauvage du grain sévit partout. Et plutôt que de gloser sur le grain de réel, il faut s’interroger sur la réalité (esthétique) du grain, lequel est d’ailleurs tout autant cinématographique, télévisuel et même pictural que photographique.

Bertrand Lavier (dont les paradoxes plastiques excèdent de beaucoup le strict terrain qui nous occupe) a attisé la polémique entre la peinture et son image médiatisée : en projetant sur un paysage de Jongkind sa propre reproduction (A R C, Paris, 1980). Avec Cubist movie (Kunsthalle, Berne, 1984), il substitue à l’œuvre son image filmée. Le plan fixe d’une peinture constitue en soi une sorte de contre-emploi du cinéma, mais l’ambiguïté ontologique se renforce ici du respect par l’artiste du format de l’original. Dans Accrochage n° 1 (Le Consortium, Dijon, 1986), en juxtaposant un Lichtenstein abstrait, un Léger, un Pollock, la Croix noire de Malévitch et La Blouse roumaine de Matisse, il porte le trouble au registre de l’exposition. (TV Painting — même lieu, même date — reprendra la proposition précédente en substituant des écrans de télévision aux projections cinématographiques). L’impression étrange ressentie devant ces « accrochages » provient du léger tremblé, de la fixité contradictoire de l’image filmée projetée (sur laquelle le film en boucle ne fait en somme que renchérir). Le tour de force, avec Cubist movie et les autres œuvres de sa sorte, tient dans la création d’un monstre : un perpetuum mobile immobile.

Baudelaire, qui avait comme on sait fustigé l’engouement pour la photographie, s’était parait-il montré réceptif à une forme primitive de l’image animée, celle du phénakistiscope de Joseph Plateau. Fasciné par la disparition de l’image fixe, au profit d’une autre qu’il voyait « immobile » sur le miroir de l’appareil, il la créditait de la qualité qui fonde selon lui la beauté : le refus du « mouvement qui déplace les lignes ». Si la figure est magique, commente Jean Clair [ii], « c’est qu’elle est virtuelle, saisie in abstensia dans un double mouvement d’évanouissement et de surgissement, “immobile” dans une sorte de phénomène vibratoire sur place, dans le même instant que son assise matérielle, son inscription, son estampage sont rendus “invisibles”. » La remarque de Baudelaire, malgré qu’il en ait, doit être rapprochée d’une littérature qui attribue à l’image photographique un caractère spirite. (Cf. la théorie des spectres de Balzac, rapportée par Nadar, qui véhiculait l’idée qu’une infime pellicule corporelle se détache des êtres et des choses pour venir se fixer sur la plaque sensible. [iii]) En 1895, à la naissance du cinéma, c’est bien ce rêve d’une victoire sur la mort que reprend un des commentateurs du moment : « Lorsque ces appareils seront livrés au public, écrit-il, lorsque tous pourront photographier les êtres qui leur sont chers, non plus dans leur forme immobile mais dans leur mouvement, dans leur action, dans leur gestes familiers, avec la parole au bout des lèvres, la mort cessera d’être absolue. [iv] » Et le jugement sur les débuts du cinéma, qu’André Bazin place en face d’une reproduction du Saint Suaire de Turin, est dans le droit fil de ce qui précède : « Pour la première fois, l’image des choses est aussi celle de leur durée et comme la momie du changement. [v] »

Nombreux sont les artistes qui depuis Rauschenberg et Warhol ont renchéri sur des procédés estompant le réel ou marquant combien l’image par ses artifices s’en éloigne : belles illustrations dans le champ des arts visuels du concept de « différence d’origine » promu quant au texte par un Jacques Derrida. Chez Richard Prince, la photographie agrandie de photographies imprimées (et donc tramées) produit un grain omniprésent avec un effet comparable au pointillisme de la vidéo. De plus il trafique la couleur, opérant ses « vols » en noir et blanc, et rajoutant ensuite des filtres ou des fonds de couchés de soleil dignes de chromos. Au total ses manipulations aboutissent à user l’image, à la « ruiner ». Douglas Crimp remarque qu’alors même que les images publicitaires de départ travestissaient leur message impératif sous les habits trompeurs du documentaire, Prince fait perdre de sa présence à leur objet, à la marchandise fétiche qui n’apparaît plus dans ses œuvres qu’à l’état de fantôme [vi]. Une telle stratégie est loin d’être isolée. Pour ses draps brûlés, Richard Fauguet, par exemple, a pris ses sources au même univers des westerns que Prince. Exécuter une image au chalumeau, sur des draps, est une autre façon de déployer des moyens inadéquats, et la reconnaissance que nous pouvons avoir de scènes tirées d’Il était une fois dans l’ouest est bien incertaine.

Ange Leccia me semble fournir la clé du rêve d’éternité (divine) et de retour, véhiculé comme on l’a vu aussi bien par un Bazin que par un Balzac. Corse, né au bord de la mer, il relie inconsciemment l’éternité de l’art et le bit de l’image animée à ce que Freud appelle le « sentiment océanique [vii] ». En 1983, il remplaça les points et virgules minuscules, patiemment juxtaposés au pinceau, de ses tableaux précédents (galerie Lucien Durand, 1981) par de petits morceaux de photocopies du même motif, marouflés sur la toile. Passant ensuite du point peint, au grain de l’image animée, il projeta cette même année des plans fixes de visages ou de corps de Niobides sur diverses fenêtres de la Villa Medicis. Ces sculptures, que Rome ravit à la Grèce pour leur faire traverser le temps, étaient de la sorte « ruinées » par le transfert sur pellicule cinématographique d’une prise de vue initiale en vidéo. Or Leccia avait auparavant projeté sur ces mêmes fenêtres des vues de vagues montantes et descendantes. Il rapporte également qu’un de ses premiers projets consista à projeter l’image d’un tableau primitif italien sur l’écume des vagues : à la vibration des vingt-quatre images par seconde s’ajoutait ainsi le rythme du flux et du reflux, le mouvement d’apparition et de disparition de l’image.

On parlait beaucoup, il y a plus de vingt ans, des données matérielles de la peinture. Le « grain » aurait-il ce statut matériel ? — J’en doute. On ne doit pas s’illusionner sur le réel qui serait plus ou moins sauvé grâce à lui. Ce que les artistes disent, si l’on a suivi ma démonstration, c’est le lien profond entre le grain, la pulsion répétitive qui (in)anime l’image, et la fonction d’endormissement qui trouve sa meilleure expression dans l’appel létal de la mer.

Connotations

La réussite de Cindy Sherman est portée par un triple talent d’acteur, de metteur en scène et de directeur de la photographie. Dans la série des Untitled Film Still, commencée en I977, elle apparaît fardée, déguisée, posant dans l’attitude d’un personnage qui évoque plus ou moins précisément telle ou telle actrice de tel ou tel film. La mise en scène, le décor et les accessoires concourent à ce sentiment de vague réminiscence ; le cadrage et la prise de vue, non moins. Le cumul délibéré des fonctions lui permet de contrôler chaque stade de l’élaboration de l’image, en vue d’un résultat optimal. C’est aussi une nécessité dans un jeu qui requiert un total et solitaire investissement — dont le moindre effet n’est pas le mélange étonnant et troublant de narcissisme, de dédoublement schizophrénique et de technicité dévoyée qui en émane. Le renvoi aux films des années cinquante est omniprésent. Untitled Film still n° 54, de 1980, semble un pastiche de Marilyn : le visage, la coiffure blonde bouclée, la bouche entrouverte et le regard surpris, le geste des mains qui remontent le col du manteau, une rue de ville la nuit — Manhattan peut-être —, le plan américain enfin. L’origine cinématographique des performances de Sherman était clairement annoncé dans le titre de cette première série : Film still. Le still ne désigne pas à proprement parler l’arrêt sur l’image — comme la proximité avec still life (nature morte) pourrait l’induire —, mais en argot de métier ce type de photographie particulier qu’est la photographie de plateau. Le still mime l’extrait de film qu’il n’est pas. Il mêle plusieurs moments cinématographiques, les reconstitue sous la forme d’un extrait condensé [viii]. En I98O (Untitled n° 67) les formats ont augmenté et la couleur est apparue, une couleur délavée qui vire aux tons roses (ceux qui dominent dans le procédé Eastman color) ; les plans sont plus rapprochés et le personnage se détache en avant sur un fond de décor aux lignes et aux tons fondus, obtenus sur un écran par rétro projection. (Ce procédé qui, dans les films de Syberberg donne au décor une fonction de citation historique et documentaire, accroît ici l’impression d’artifice.) En I98I le décor disparaît ; la parodie est moins explicite, plus allusive, plus émotionnelle aussi ; le drame se fait hitchcockien ; sur le visage du personnage, bloqué par le cadrage, se lisent inquiétude, cauchemar ou psychose…

Les observateurs ont aussi noté le caractère résolument middle class, négligé, des personnages de Sherman. Untitled n° 44, fixait déjà une situation d’attente. Effrayée, le visage défait au sortir du lit, allongée, soucieuse, rêveuse, offerte à l’objectif de l’appareil, tous les sèmes retenus appartiennent à une même isotopie (pour parler comme les sémioticiens) : celle qui oppose le pâtir à l’agir. Sous tous ses masques Sherman traque la femme objet et dénonce combien toutes les attitudes, toutes les poses sont fabriquées pour l’œil d’un spectateur masculin. Prince, qui vient comme elle de la galerie Metro Picture, partage son attention à l’égard des caractéristiques typologiques de l’image et de sa condensation en modèles standards [ix]. Avancer face à l’objectif en jetant un regard latéral, boire un verre, placer le bras gauche à l’horizontale pour rendre visible le cadran de la montre, tenir une cigarette, etc., rappellent l’incroyable codification dont ces simples gestes ont été l’objet : l’Actor studio et sa méthode ont laissé leur marque sur toutes les postures théâtrales américaines, celles du cinéma comme celles de la télévision et de la publicité. En s’attachant à ces fragments, comme à autant de syntagmes figés ou de messages erratiques (selon l’expression de Roland Barthes), Prince et Sherman en dénoncent la rhétorique. Pas très loin de là, Barbara Kruger, qui s’attache aux slogans, ne met pas moins en évidence leur forme linguistique : leur caractère de formule d’ordre. Elle le fait en liant indissolublement performance visuelle et nature « performative » des messages écrits, sans préjuger de leur signification morale. Mais convoquant à l’occasion Foucault, qui n’en peut mais, de nombreux artistes américains font tourner la déconstruction autour des relations de pouvoir. Et la morale artistique se coule à bien des égards dans la vague du politicaly correct, quand elle ne fait pas son lit. Le cinéma, quant à lui, placé dans le collimateur, n’est pris au plus que comme le pourvoyeur principal d’une idéologie dénoncée.

Dispositifs

Il n’y a pas de critique sans qu’au préalable un adversaire imaginaire, taillé sur mesure, ait été reconstitué pour l’occasion. Si l’art défait le cinéma, il ne s’attaque tout au plus qu’à une sorte de cinéma moyen, de la même façon qu’il n’y a pas eu de discours sur l’art moderne sans que toute la peinture qui précède n’ait été auparavant réduite à un bloc monolithique appelé perspective. Il faut donc, dans un premier temps, réduire le cinéma à un contre-modèle, disons, en gros, à ce que Noël Burch appelle « le mode de représentation institutionnel », que caractérise, au plan de la production, la construction d’une narration (dont la technique du montage enchaînant champs et contre-champs constitue la voie royale) et qui, au plan de la réception, suppose un spectateur fixe, rivé à son siège face à l’écran, pour la durée d’une séance. Dans Théâtre, cinéma, pouvoir [x], Dan Graham affirme que « l’émergence du théâtre comme forme architecturale close coïncida avec la codification des nouvelles lois de la perspective et avec l’émergence de l’état bourgeois. L’architecture, précise-t-il, gela la position du spectateur devant le spectacle dramatique en une perspective et une répartition des places assises ordonnées reflétant une nouvelle hiérarchie politique des points de vue ». S’attardant sur les films de Leni von Riefenstahl et sur la carrière d’acteur de Ronald Reagan, il esquisse ensuite une description de la façon dont le cinéma et la publicité ont renouvelé le spectacle en tant que technologie du pouvoir : « Les techniques de la publicité se fondent avec celles de la photographie et du film en couleur de grand format, et placent le spectateur dans une relation nouvelle à l’image voyeuriste irrésistible ». L’artiste peut ensuite se poser comme l’agent d’une remise en question de cet ordre de contraintes. Il avait déjà proposé que, par un système d’ouvertures, le cinéma puisse être vu de la rue. Et ses nombreuses installations et performances utilisant la vidéo ou disposant des cloisons semi-translucides, explorent à l’envie des configurations inusitées [xi]. Un James Coleman obéit aux mêmes préoccupations, quand il prétend offrir au spectateur la possibilité de choisir son angle de vue. Ainsi l’installation, ce lieu commun de la présentation de l’art contemporain, peut-elle passer par une sorte de raccourci pour un mode d’existence de l’œuvre qui remettrait en question la situation spectaculaire !

Il existe comme une zone de confusion où la photographie se fait spectacle : par l’agrandissement, la mise en série et l’insertion dans l’architecture. Elle retrouve les termes d’une présentation publique qui rappellent les données de la salle de spectacle et de la projection cinématographique. Les panoramiques de Ian Wallace et ses séries faisant de longs retours sur les murs (Columbia, 1974 ; Vancouver, 1976…), ou encore l’environnement réalisé récemment à l’Usine, à Dijon, par Beat Strulli, enveloppent un spectateur qui peut déambuler au milieu d’elles. Mais on ne sait si l’on souhaite qu’il soit pris par le spectacle ou qu’il conserve à son égard quelque réserve d’indifférence. Curieusement, la critique du bon vieux cinéma se fait au nom d’un savoir-faire bien proche de celui qui, au service des médias, de la politique et de la publicité, exploite à l’envie de nouvelles techniques spectaculaires. Dans ce système, le cube blanc de la salle d’exposition sert de laboratoire commode. Que le contenu des photographies d’un Jeff Wall, d’un Ian Wallace ou d’un Beat Streuli soit, comme on disait autrefois, engagé, ne change rien : l’enfer est pavé de bonnes intentions.

Dans un entretien de 1978 James Collins se déclarait intéressé par l’histoire de la peinture abstraite, par le langage de la limite, du plan, du champ coloré, etc. [xii]. Night Moves (Whose Afraid of Red Yellow and Blue), de 1977, est une allusion directe au fameux tableau de Barnett Newman. Sur chacune des neuf parties du triptyque, l’image filmique projetée vient doubler en surimpression la photographie. Dans ce dispositif appuyé, Collins, qui dans toutes ses compositions étale sa jouissance de voyeur extraverti, se dote — avec la complicité du spectateur — des yeux multiples qu’il n’a pas. La vibration qui se rajoute à l’image statique a la même consonance maritime que chez Leccia : ce que confirme le fait que, dans certains panoramiques, l’homme et la femme encadrent un plan rapproché sur la mer, qui tient lieu ainsi de champ coloré (au même titre que les draps de lit de Night moves…). Est-ce une mise en scène du rêve américain ? — sans doute, si l’on prend au sérieux la déclaration de Collins selon laquelle il cherche à faire un art « sans angoisse ».

Plusieurs caissons lumineux d’IFP « représentent » le cinéma ou la télévision. The Weatherman de 1983-84 (la présentation du journal météorologique), le Studio Paramout et Commande à distance de 1985, font ainsi avec perversité de la publicité pour des moments ou des instruments d’une communication de masse qui n’en a pas besoin. Dans une série d’installations, de 1987, IFP dispose des strapontins au mur, selon diverses configurations. Plein feu, Premier rang, Seul ou en groupe, etc., retournent ainsi la situation spectaculaire, en faisant d’un instrument du spectacle le spectacle de l’instrument. On aura reconnu, dans l’inversion du génitif, un style emprunté à la dialectique situationniste, celle du Guy Debord de La Société du spectacle. Les situationnistes, qui se sont toujours défendus de faire de l’art, n’en ont pas moins étés pillés, au point que nombre de leurs thèses — plus ou moins arrangées pour l’occasion — font figure de vulgate dans le milieu.

Philippe Parreno avait placé à l’entrée de la Villa Arson, à l’occasion de l’exposition No man’s time, en 1991, la réplique de la pancarte Welcome to Twin Peaks que l’on voit trois secondes dans le générique du téléfilm de David Linch. Dans La nuit des héros (1993), un dispositif utilisé au cinéma envoie de la neige artificielle à des marionnettes exécutées dans les styles respectifs de Klein, Picasso, Renoir et Matisse. Parreno appartient à une génération qui s’est imbibée de séries télévisuelles, connaît par cœur les scénarios des petits enfants de Donjons et dragons, fréquente les fast foods et vit le métissage des cultures ; mais surtout qui semble soucieuse d’un changement de forme qui la porte moins vers des objets finis (la doxa des « pièces ») ou vers des mises en scène (la doxa des « installations ») que vers l’exploitation de situations existentielles, la mise à l’épreuve (grandeur réelle) de comportements, le pop’ art vu sous l’angle behaviouriste en quelque sorte. La vidéo projetée sur le rideau de plastique blanc qui fermait le fond du hall d’entrée de l’exposition Surface de réparation (organisée à Dijon, par Éric Troncy, en 1994), illustrait parfaitement l’angle d’attaque signifié dans le titre : celui des joueurs de foot au moment du penalty, quand ils ont simultanément invité les spectateurs à descendre dans l’aire de jeu — si tant est que ceux-ci acceptent d’y porter à leur revers le macaron de l’inter activité ! Dans son rôle d’idiot empêtré, perdu dans l’amphigouri labyrinthique des théories de l’art, se mélangeant les pieds comme il amalgame les langues par glossolalie ubuesque, Parreno donnait le ton et fournissait une clef forcée : dès lors qu’il n’a plus grand chose à saisir (à comprendre), il ne resterait au spectateur qu’à crever l’écran (ouvrir le rideau de plastique) et à entrer dans le réel (= l’exposition). Reste à savoir si la salle de spectacle en a pour autant été fermée !

Ce type de démontage du dispositif spectaculaire prolifère un peu partout. Le Je ne me vois jamais de Pierrick Sorin (1994) exprime un désir d’auto-contemplation que la technique ne peut pas assouvir. Vingt ans et plus auparavant, quand Dan Graham, le premier, créait des performances et des installations où il filmait l’acte de filmer et d’être filmé, le ratage n’était peut-être pas aussi exploité, mais la défiance à l’égard des termes du spectacle était déjà là [xiii]. Plutôt que d’agréer ce genre d’exercice au titre de la déconstruction, on pourrait se demander s’il n’y a pas là une sorte d’avatar de l’autoportrait narcissique, ou plutôt du « portrait de l’artiste en saltimbanque », crucifié au pays des médias. Il est symptomatique que la démolition des structures de la représentation utilise comme une recette bien éprouvée la mise « en miroir ». Je n’insisterai pas sur le caractère régressif que d’aucun pourrait trouver à ce « stade » ! La mise en boucle du dispositif dit en somme la même chose que le grain et tous les effets d’éloignement du réel, et aussi que l’insistance sur l’erratisme des syntagmes : une certaine perte. Comme si, à travers ces stratégies, se renouvelait le thème pluricentenaire de la mélancolie [xiv].

Diégèse

Présentant des peintures de Neil Jenney, Eric Fischl, Walter Robinson, David Salle … et de lui-même, Thomas Lawson se demandait si ces peintures étaient narratives parce que figuratives… Toute une génération vers la fin des années soixante-dix, transgressant l’interdit de bavardage, s’est intéressée ainsi à nouveau à la dimension narrative de l’image, et, partant, est allée à la rencontre du cinéma (et de la télévision) [xv]. Une revue comme Realife Magazine [xvi], par le nombre d’articles relatifs au cinéma figurant à son sommaire, est symptomatique de ces retrouvailles entre l’art, le cinéma et la narrativité, qui ont fini par devenir un mot d’ordre. Cette convergence masque cependant une profonde incompréhension. Il semble bien que les artistes ne réintroduisent l’histoire que « d’une certaine façon », et l’on ne saurait se laisser intimider par les références incantatoires au récit ou à la fiction dont s’adornent jusque dans leur titre certains groupes. Philippe Thomas avouait tout récemment que « le plaisir que peut prendre un plasticien au cinéma s’apparente à la transgression d’un interdit [xvii] », celui-là même qui porte sur cette dimension narrative. Il témoignait ainsi d’une parfaite conscience du fossé qui sépare art plastique et cinéma.

Les clichés de Prince, que Kate Linker apprécie comme des « fictions crédibles », contiennent des bribes d’histoires. (En 1976, il publie des textes recopiés au dos de cartes postales pour fans d’Elvis Presley.) Ces fictions ne sont donc que des restes d’un continuum narratif démantelé : non pas l’histoire mais ses restes. (L’entreprise Elise Talk Production, qui fabrique de toutes pièces les retombées plastiques d’un cinéma imaginaire, avec ses héros et leurs histoires, ne me semble pas contredire une telle logique du démembrement.) On se souvient à ce propos que Jean-François Lyotard définit précisément le postmodernisme comme la fin des grands récits [xviii]. Le passage du singulier au pluriel de l’histoire trouve sa métaphore dans l’explosion et la ruine, et cette métaphore induit autant une disparition qu’une dispersion. C’est ainsi que John Baldessari nomme Blasted allegories une série de travaux photographiques de 1978, dans lesquels il attribue un mot (en surimpression) à des images empruntées à la télévision. Craig Owens a suggéré que le regain d’intérêt pour la forme allégorique était un des symptômes du postmodernisme. De la même façon que celui-ci le disputerait au modernisme, l’allégorie prendrait le pas sur la métaphore. Elle se caractériserait par le fragmentaire, l’imparfait et l’incomplet, par l’interdisciplinarité, la confusion des genres, la synthèse et l’hybridation, par l’appropriation, par la suspension de la compréhension, par l’effondrement de la dimension temporelle. Il cite Walter Benjamin qui remarquait que dans l’allégorie, l’observateur était confronté au facies hippocratica de l’Histoire en tant que paysage primordial pétrifié. Elle trouve son expression dans la ruine et dans la série (amoncellement de fragments). L’allégorie, explique-t-il encore, s’intéresse à la projection spatio-temporelle de la série. « Le résultat n’est toutefois pas dynamique, mais statique, rituel, répétitif. Il fait du récit un épitomé ; il le fixe en substituant le principe de la disjonction syntagmatique à celui de la combinaison des diégèses. De cette manière l’allégorie amène une lecture verticale ou paradigmatique de correspondances sur une série d’événements horizontaux ou syntagmatiques. [xix] » Un lien intime relie donc le fragment (qu’il fasse fond sur l’ontologie ou sur une déconstruction qui ne fait souvent que renchérir sur des énoncés erratiques déjà là) et le dispositif. En restituant à l’espace ces fragments arrachés au récit, le dispositif simule leur appartenance au réel ; en spatialisant la ruine, il la naturalise, la réifie. Par un retournement dont l’art est coutumier, la déconstruction du cinéma en tant que mode de représentation institutionnel, qui oppose à celui-ci une pluralité expérimentale de dispositifs, tend à faire passer pour une nature les syntagmes isolés sauvés du naufrage.

Un slogan circule, venant d’on ne sait où : le cinéma est mort. Et si vous voulez avoir l’air « au parfum », vous devez avec un air entendu tenir le fait pour définitif ! « Auparavant, dit par exemple André S. Labarthes, le cinéma était un tout. Maintenant ce n’est plus qu’un cas particulier, presque minoritaire par rapport à toutes les images, tous les sons qui sont distribués de mille façons. […] On entre dans une période qu’on pourrait appeler “la revanche d’Edison”. […] la technologie prend le dessus. […] On sera dans le spectacle, on ne sera plus dans un langage. […] Avec la vidéo, et toutes les installations, tout cela va bouger […]. [xx] » Un tel prophétisme mérite qu’on s’y arrête. Il désigne comme une victoire sur le cinéma, de recherches issues du sein des arts plastiques. On peut bien sûr prétendre que le propre du cinéma est « l’image mouvement », on peut aussi se rappeler que cet art entretien un rapport secret et solide avec la littérature, pour ce que tous deux sont capables, par le développement de leur syntaxe, de dérouler un récit. Dès lors la victoire annoncée n’a d’autre fin que la forclusion du verbe. Le papillonnement du spectateur, d’une image à l’autre, ou les syntagmes figés, exhaussés au rang d’une esthétique, signent pareillement le rejet du verbe. Il est inquiétant de voir qu’en cette bataille (dont le théâtre, le cinéma et la littérature seraient les perdants) les arts plastiques se sont rangés sous la même bannière que les communications de masse (frivoles), le discours politique (oublieux) et les nouvelles technologies, qui tous ne tendent plus à offrir que la terreur douce d’une scotomisation indéfinie.

Notes

[i]. Sur les expériences des années vingt, nous disposons du livre de Patrick de Haas, Cinéma intégral (Paris, 1985), et pour une vue générale du catalogue de l’exposition organisée par Peter Kubelka, au C N A C Georges-Pompidou, Une histoire du cinéma (1976).

[ii]. Jean Clair, « De plume et de plomb », Le Monde, Paris, janvier 1995.

[iii]. Commenté par Rosalind Krauss, in : « Tracing Nadar », October n° 5, New York, été 1978.

[iv]. Cité par Noël Burch in : La lucarne de l’infini — Naissance du langage cinématographique, Paris, 1990.

[v]. André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ? [1945], Paris, 1958.

[vi]. Douglas Crimp, « The Photographic Activity of Posmodernism », October n° 15, New York, hiver 1980.

[vii]. Ce n’est sans doute pas par une référence consciente à Freud qu’une marque de téléviseurs avait substantivé ce dernier épithète !

[viii]. Cf. le commentaire de Arthur C. Danto « Photographie et happening : les photos de Cindy Sherman » in : Cindy Sherman, Untitled film stills, Munich/Paris, 1990.

[ix]. Les paysages de films que Cindy Bernard rephotographie relèvent aussi d’une telle typologie.

[x]. « Théâtre, cinéma, pouvoir », in : catalogue de l’exposition de Dan Graham : Pavilions, Kunsthalle, Berne, 1983.

[xi]. Cf. Dan Graham, Video — Architecture — Télévision, Halifax/New York, 1979.

[xii]. Entretien avec Sarah Kent, in : James Collins, Milan, 1978.

[xiii]. Cf. Dan Graham, Films, Genève, 1977.

[xiv]. Un tel propos me semble affleurer dans les sculptures machiniques de Richard Baquié quand elles intègrent une projection.

[xv]. Il s’agit, bien sûr, d’une histoire à répétition. Parmi les précédents : la Figuration narrative aux allentours de 1965, et le Narrativ art dans la première moitié des années soixante-dix.

[xvi]. Édité par Thomas Lawson, à New York. Le premier numéro date de mars 1979. La revue mélange les articles sur des artistes comme Graham, Prince, Kruger, Sherman, à d’autre sur le cinéma et la télévision (les artistes tenant parfois eux-mêmes la plume). Le texte de Lawson auquel il est fait allusion, « To god to be true », est dans la livraison de l’automne 1981.

[xvii]. Philippe Thomas, « Le cinéma, quelle histoire », Libération, Paris, 18 mai 1995, p. 33.

[xviii]. Son rapport sur La condition postmoderne, commandé par le Conseil des Universités auprès du gouvernement du Québec a été publié en 1979.

[xix]. Craig Owens, « An Allegorical Impulse : Toward a Theory of Postmodernism », October n° 12 et 13, New York, printemps et été 1980.

[xx]. André S. Labarthes, « Je suis un menteur en scène », interview, Libération — Le magazine, Paris, 22 avril 1995.