Günter Umberg avec Merleau-Ponty

Propylées pour une topologie du spectateur

[In cat. de l’exposition Devant et derrière la lumière, Günter Umberg face à Jürgen Albrecht, Larry Bell, Dan Flavin, Christian Herdeg, Mario Merz, François Morellet, Anne-Marie Jugnet, Gerwald Rockenschaub, Joseph Kosuth, Vassilakis Takis, James Turrell, Michel Verjux (23 mars-25 août), Mouans-Sartoux, Espace de l’Art Concret, 1996, p. 8-21. « Günter Umberg mit Merleau-Ponty. Propyläen zu einer topographie des Betrachters », trad. en allemand par Hubertus von Gemmingen, ibidem, p. 46-60.]

« Je me suis amusé, dimanche dernier, à étudier la physionomie des personnes qui s’arrêtaient devant les toiles d’Édouard Manet. […]
« J’ai vu arriver des gens qui venaient là avec l’intention bien arrêtée de s’égailler un peu. Il restaient les yeux en l’air, les lèvres ouvertes, tout démontés, ne trouvant pas le moindre sourire. Leurs regards se sont habitués à leur insu. L’originalité, qui leur avait semblé si prodigieusement comique, ne leur cause plus que l’étonnement inquiet qu’éprouve un enfant mis en face d’un spectacle inconnu.
« D’autres entrent dans la salle, jettent un coup d’œil le long des murs et sont attirés par les élégances étranges des œuvres du peintre. Ils s’approchent ; ils ouvrent le livret. Quand ils voient le nom de Manet, ils essayent de pouffer de rire. Mais les toiles sont là, claires lumineuses, qui semblent les regarder avec un dédain grave et fier […] »
Émile Zola, in l’Événement illustré, 1868.

Le visiteur des expositions de Günter Umberg ne peut être que troublé par ces étranges rectangles d’apparence noire, opaques et mats, au pouvoir d’absorption jamais démenti, par ces surfaces indéfinissables qui sollicitent le déplacement pour voir comment ça marche, si ça avance ou bien si c’est plat. Ces espèces de monochromes lui font face de toute la puissance de leur être-là, impeccables et énigmatiques. Ils provoquent son interrogation, et y répondent du même élan par un imperturbable silence.

« Je ne considère pas uniquement une peinture, dit Günter Umberg, par rapport à sa valeur d’objet, mais par rapport au vis-à-vis très spécifique qu’elle m’offre » (G.U. 96) [1]

Curieux propos pour une peinture qui laisse commenter son mode de fabrication, deviner la laborieuse superposition de ses dizaines de couches croisées, de noir et de bleu dilués, scruter le grain infime du pigment pulvérulent fixé par la résine ; comme si tout était dit dans sa surface, comme si son ontologie y résidait, toute enveloppée qu’elle est dans de péremptoires déclarations sur la peinture fondamentale.

I

L’exposition comme face à face

Umberg a trouvé dans l’Espace de l’art concret, à Mouans-Sartoux, un lieu d’élection pour cette considération sur le vis-à-vis, pour ce sentiment que quelque chose dans la peinture est de l’ordre du face à face. L’exposition qu’il y a réalisée, Devant et derrière la lumièreGünter Umberg face à Jürgen Albrecht, Larry Bell, Dan Flavin, Christian Herdeg, Anne-Marie Jugnet, Joseph Kosuth, Mario Merz, François Morellet, Gerwald Rockenschaub, Vassilakis Takis, James Turrell, Michel Verjux obéissait à une règle du jeu assez simple.

« Sybil Albers-Barrier aime le travail de Günter Umberg. Elle l’a invité pour l’exposition de printemps à l’Espace d’art concret et lui a imposé une contrainte : il doit composer avec douze œuvres choisies par elle dans sa collection.
Dans les neuf salles du château de Mouans, l’artiste, qui porte à la position de ses œuvres dans l’espace un intérêt tout particulier, devra installer quinze de ses peintures noires avec telle ou telle des douze œuvres qui utilisent la réalité physique de la lumière […] »

Le choix des œuvres, leur disposition dans l’espace, les dialogues, les répliques, tout concourait à faire du face à face le véritable sujet de l’exposition, davantage que la lumière.

Il faut rappeler à cet égard que, depuis son ouverture l’automne 1990, nombre d’expositions de l’Espace de l’art concret – sur les seize organisées à ce jour – ont pris la forme d’une opposition, d’une rencontre, d’un face à face. Le succès de Voir et s’asseoir, en avril 1991 (qui mettait en regard des sièges de la collection Vitra avec des œuvres de la collection Sybil Albers-Barrier déposée au château de Mouans [2]) a peut-être poussé à en reconduire la formule. Le cri et la raison, en juillet 1992, reposait sur une opposition de type formel/informel. Gottfried Honegger, dans son texte de présentation, déclarait :

« [C’est] un essai modeste pour mettre face à face deux formes d’expressions nous permettant de réagir. Nous voulons confronter deux messages pour que l’on puisse comparer […] en comparant on peut prendre position – réduire nos doutes. »

Dans Face à face, qui lui succéda en décembre, dix œuvres de la collection S. A.-B. étaient placées face à dix icônes russes – Honegger rapprochait dans le catalogue les unes et les autres. Dans C’est beau, en décembre 1993, « des objets naturels, végétaux, animaux [sic] ou minéraux et une quarantaine d’œuvres peintes se rencontr[aient] dans les salles ». Face à face 2, rencontre entre des objets de la tradition paysanne provençale et des œuvres d’art moderne et contemporain, en mars 1995, poursuivit sur ce même registre de l’ouverture, de même que Art et vêtement – vu par Corinne Cobson, ensuite, où ce fut le tour des créations d’une styliste de mode d’être entourées par des œuvres d’art contemporain. En juillet 1994, enfin, les œuvres de Bernard Aubertin et ses amis du groupe zéro furent également disposées ensemble, dans les mêmes salles, les secondes « ponctu[ant] l’hommage rendu ». Il faut ajouter que pour La peur du vide, une exposition programmée pour l’hiver prochain, Honegger a dessiné un banc, dont un exemplaire sera placé dans chaque salle en face d’une œuvre choisie en fonction du thème…

La disposition scénographique de l’exposition Devant et derrière la lumière, qui mettait en présence dans les mêmes salles les œuvres d’Umberg avec celles d’autres artistes, a donc été précédée à Mouans par d’autres expositions thématiques, d’autres mises en scène dialoguées, toutes tendues par une même visée pédagogique. Dans les textes dont Honegger émaille souvent ces expositions, il exprime son souci de la fonction sociale de l’art, il s’interroge à voix haute, interpelle. Il fait preuve d’un certain sens de la responsabilité – en prenant ce mot dans son sens étymologique d’aptitude à répondre –, il le sollicite. Nulle part plus que dans cet Espace de l’art concret, on ne souscrit aussi fortement à la force d’interpellation de l’art. La scénographie du face à face y est aussi une morale.

De l’ambiance si particulière du château de Mouans habité par cette collection, animé par ces expositions, émane un certain humanisme. Loin des exhibitions publicitaires qu’affectionne une bonne part de la scène artistique contemporaine, les œuvres que nous pouvons y découvrir semblent appartenir à un espace pour ainsi dire privé, qui induit une appréhension plutôt intimiste. L’atmosphère plus moderne que postmoderne défère très peu à la société du spectacle. Les œuvres, qui ne sont pas de très grande dimension, nous interpellent de salle en salle, une par une. Ainsi pouvons-nous entretenir avec chacune d’elles un rapport aussi individualisé que sensible. L’Espace de l’art concret n’a pas choisi arbitrairement pour politique d’exposition les formules de la rencontre, de l’hommage, du dialogue, etc. C’est très profondément, du moins l’ai-je ressenti à chacune de mes visites, que nous nous y trouvons comme face à face avec chaque œuvre.

La préoccupation de Umberg est cependant très ancienne : le propos sur le vis-à-vis, cité plus haut, remonte à 1986, à l’époque de l’exposition Radical Painting, à Williamstown, qui mettait en lumière le dynamisme d’une certaine peinture fondamentale (dans laquelle, me semble-t-il, il occupait une place importante). L’artiste lui-même s’est fait plus d’une fois commissaire d’exposition. De l’automne 1982 à 1988, le rez-de-chaussée de son atelier à Cologne fut transformé en Raum für Malerei. et accueillit sur ses cinquante-cinq mètres carrés vingt-sept expositions personnelles [3].

« Ce n’est pas une très grande salle mais ses proportions sont idéales pour montrer ce genre de peintures. La dimension des murs, la hauteur de la salle, la proportion des fenêtres ouvrant dans les murs, aussi bien que la nature particulière du sol sont quelques unes des conditions qui la rendaient adaptée […] Le point de départ était toujours la façon dont je vois des peintures singulières. » (G.U. 90)

Umberg, qui se refusait a « exposer des artistes », porta toute son attention au choix précis des peintures, en nombre restreint, deux, trois ou quatre le plus souvent. (Pour Supervision, organisée avec Rolf Hengesbach à Wuppertal en 1993, sa philosophie fut la même.) Le souci du lieu, le soin de la présentation, l’attention portée à quelques œuvres déterminées, la récurrence du programme étalé sur quatre années, dénotent une singulière volonté de s’éloigner des créneaux habituels de la médiatisation artistique. Comme le remarque Nicola von Velsen, la Raum für Malerei créait les conditions nécessaires au spectateur pour « se tenir devant la peinture ».

II

Si l’on quitte maintenant le domaine de l’exposition, sa description, le commentaire de ses circonstances, pour écouter ce qui se dit de la peinture d’Umberg elle-même, par lui ou par ses commentateurs, on n’en retrouve pas moins, de façon centrale, cette préoccupation du face à face, comme si celui-ci était en définitive le mode d’apparition privilégié de cette peinture. Il se décline selon plusieurs récits, il sollicite plusieurs intertextes, dont trois au moins méritent d’être retenus pour notre propos : celui de l’autoportrait, celui du miroir, et celui de l’image.

Autoportrait et miroir

De même qu’Umberg, commissaire d’exposition, veut « voir des peintures singulières », et non pas de la peinture ou la peinture d’un tel, de même il ne réalise que des peintures singulières. Chaque exemplaire est d’un format unique, et semble déclarer, par cette unicité, son appartenance à une espèce constituée d’éléments fortement individualisés, analogue en cela à l’espèce humaine. Placée à hauteur d’œil, cette peinture est au lieu et place du visage de l’autre. Elle demande qu’on la dévisage, tout autant qu’elle nous dévisage elle-même comme le ferait un miroir. Les formats utilisés concourent à cet effet. Allongée à la verticale comme une psyché, ou bien plus petite, carrée ou faussement carrée, la peinture est de taille humaine et occupe les emplacements d’hypothétiques miroirs. L’effet d’individualisation se renforce d’une solitude mimée : souvent disposée seule au milieu d’un mur, elle n’accepte tout au plus que de rares rencontres sur le mode du côtoiement, de la superposition, ou du face à face. Elle affectionne d’ailleurs tout particulièrement ce dernier mode de coexistence. Comme si le peintre avait pris dans las Meninas le miroir qui s’y entr’aperçoit au fond (et y donne la clé effacée de la place du sujet), comme s’il l’avait extrait de la peinture pour le restituer à l’espace, en accordant de ce fait le même statut à la représentation et à son double. Par son allure de faux miroir, par sa disposition, comme par ses formats, la peinture d’Umberg est en somme fortement anthropologisée.

Une sorte de paradoxe en fait même le porteur d’une forte charge figurative. Parce que le face à face trouve son expression privilégiée dans l’autoportrait, les monochromes noirs s’inscrivent par contrecoup dans la tradition de ce dernier. Par le jeu qu’ils supposent entre le regardeur et le regardé, ils en reprennent la structure. Faut-il rappeler que le peintre nous fait face dans maints autoportraits ? Michel Foucault a montré comment Vélasquez, dans las Meninas, regardait la place du souverain sujet, emplie tour à tour par lui-même tandis qu’il peint, par le roi et la reine posant, par le spectateur historique, observateur de la scène, ou par celui que nous sommes, plantés là devant le tableau. La désignation de cette place vacante se renforce chez Umberg de l’indéfectible nuit qui vient recouvrir le miroir, et interdit au double de prendre figure.

Dans l’autoportrait, le peintre se livre. Nicolas Poussin en réalisant celui du Louvre, primitivement destiné à Chantelou, se montre soumis à son commanditaire :

« Je prétends que ce portrait vous doit être un signe de la servitude que je vous ai vouée […] [4] »

Et pourtant ce don ne va pas sans une réserve, sans la sorte de retrait qui l’accompagne, et maintient ouverte l’énigme de son identité. Nous savons bien que ce regard ne nous est adressé que par quelque artifice : pas plus le peintre ne savait qui nous allions être face à lui, pas plus l’autoportrait ne nous en apprend sur son être profond. Le mystère se transpose ici dans l’incertain noir assourdi de bleu imperceptible, dans le mutisme de la couleur, dans l’énigme du monochrome claquemuré dans sa surface.

Quelque chose aussi se transmet du fascinum de l’autoportrait, dans la façon dont les peintures attirent l’œil, désignent un point focal au milieu des murs, concentrent le regard sur elles. Dürer, dans l’autoportrait conservé à l’ancienne pinacothèque de Munich, nous regarde droit dans les yeux, de ses deux petites orbites arrondies autour de leur pupille fixe. Même fascinante fixité du regard dans l’autoportrait de Courbet Le désespéré (1843). Cette fixité mime celle de notre propre regard arrêté devant la toile. C’est aussi la fixité du regard du peintre contemplant sa propre mort : l’horreur étant poussée au paroxysme par le Caravage dans le David tenant la tête de Goliath, où le héros exhibe la propre tête du peintre. C’est la fixité du regard médusé, celui de la tête de la Gorgone tranchée par Persée.

« Le peintre, comme Méduse arrête, tue, commente Pascal Bonafoux ; la peinture est dite être une manière de meurtre ou de crime. Peindre c’est tuer. Parce que la peinture nie le temps parce qu’elle arrête un geste, un regard, une attitude, elle tue ; le temps réfuté c’est la mort. Et tout peintre est Méduse. [5] »

L’œil du peintre qui nous contemple est toujours en partie le mauvais œil, celui qui tétanise sa proie, apporte la mort. La peinture d’Umberg provoque ce moment où le temps s’arrête pour le spectateur, figé dans la contemplation.

Le noir conteste la visibilité, manifeste le travail du négatif ; il appartient au pli critique. Dans la réflexion, dans le retour sur soi de la représentation affleure l’amour de soi. L’autoportrait d’une certaine manière invoque le mythe de Narcisse.

« Il arrive en effet, dit Léonard, que nous aimions ce qui nous ressemble […] comme beaucoup de peintres dont les personnages ressemblent à leur auteur. [6] »

On se rappelle que Narcisse, étant arrivé un jour au bord d’une fontaine, y aperçut sa propre image et tomba en extase. Désespéré de ne pouvoir saisir cet autre lui-même, il languit et mourut. Freud décrit ainsi l’attrait particulier de l’objet narcissique.

« Il apparaît en effet avec évidence que le narcissisme d’une personne déploie un grand attrait sur ceux qui se sont dessaisis de toute la mesure de leur propre narcissisme et sont en quête de l’amour d’objet ; le charme de l’enfant repose en bonne partie sur son narcissisme, le fait qu’il se suffit à lui même, son inaccessibilité ; de même le charme de certains animaux qui semblent ne pas se soucier de nous, comme les chats et les grands animaux de proie ; et même les grands criminels et l’humoriste forcent notre intérêt, lorsque la poésie nous les représente, par ce narcissisme conséquent qu’ils savent montrer en tenant à distance de leur moi tout ce qui le diminuerait. C’est comme si nous les envions pour l’état psychique bienheureux qu’ils maintiennent, pour une position de libido inattaquable que nous avons nous-mêmes abandonnée par la suite. Mais le grand charme de la femme narcissique ne manque pas d’avoir son revers ; l’insatisfaction de l’homme amoureux, le doute sur l’amour de la femme, les plaintes sur sa nature énigmatique ont pour une bonne part leur racine dans cette incongruence des types de choix d’objet. [7] »

La belle clôture de l’image murée dans son unité intangible, analogon visible de la plus haute unité spirituelle, a son exacte expression dans l’objet narcissique. On retrouve ici un thème psychanalytique analysé par Otto Rank dans son étude sur le double. « La signification mortelle du Double s’allie intimement au narcissisme », dit Rank, qui rappelle les traditions mythologiques selon lesquelles « le monde serait une création de l’auto-admiration d’un dieu dans le miroir ».

« C’est dans le roman d’Oscar Wilde, Dorian Gray, qu’apparaît le mieux le parallélisme entre la crainte et la haine du double, et l’amour narcissique de sa propre image. Dorian (qui est directement qualifié de Narcisse dans le roman) aime son propre portrait et dans celui-ci son propre corps. […] “Un jour jeune Narcisse exubérant, il a baisé les lèvres peintes qui maintenant lui sourient avec tant d’amertume.” […]  [8] »

Quand Umberg lâche au passage que la peinture est un « autre moi-même », la déclaration s’accompagne de connotations du même genre, ayant trait au double et au narcissisme : si le monochrome annule toute figuration, la couleur noire en marque la perte, en signe le deuil ; elle met magiquement en scène la mort, et conjure l’apparition du double ; elle interdit le retour des ombres – de l’ombre du peintre précisément. Celle qu’interpelle Alfred de Musset dans La nuit de décembre est, à cet égard, comme la métaphore poétique du monochrome noir :

« Qui donc es-tu morne et pâle visage.
Sombre portrait vêtu de noir ?
Que me veux-tu, triste oiseau de passage ?
Est-ce un vain rêve, est-ce ma propre image
Que j’aperçois dans ce miroir ? »

Car pour faire face, le monochrome n’en demeure pas moins sans face.

Icône

Dans le texte écrit à l’occasion de l’exposition à Mouans, Günter Umberg oppose l’image des médias, dotée d’ubiquité à celle de sa peinture pourvue, elle, de matérialité et de présence :

« La matérialité du support et de la couleur de l’image […] s’avère sans intérêt pour la représentation du contenu de l’image […] La localisation de ces images ne joue pas non plus de rôle important. » (G.U. 96)

Il reprend ce faisant des considérations sur l’image qu’il avait déjà eu l’occasion de développer ailleurs. Dans le texte signé conjointement avec Joseph Marioni, notamment (J.M./G.U. 86), tous deux distinguent trois sortes de peintures – celles « qui représentent des images », celles « qui font abstraction de l’image » et celles « qui sont elles-mêmes des images » –, la peinture radicale étant de la troisième. Les modèles légitimants auxquels se réfèrent les deux auteurs sont ceux de Rodchenko et Malevich. Que ce soient deux Russes n’est pas insignifiant. Comment, réfléchissant sur l’image, ne pas évoquer la tradition de l’icône ? L’organisateur de l’exposition d’Umberg à la Kunsthalle de Baden-Baden, en novembre 1991, l’avait justement programmée en même temps qu’une exposition d’icônes et d’objet de culte orthodoxe en provenance de Saint-Pétersbourg. Les images d’Umberg ne sont certes pas des icônes, remarque Jochen Poetter dans sa préface, mais une certaine affinité existe. Il y a dans l’icône, par son absence de profondeur illusionniste, une unité totale entre l’image et ce qu’elle représente. Incarnation tangible, elle est une figure de l’invisible. Son unité préfigure en quelque sorte l’unité spirituelle du plus haut niveau, celle dont parle Bernard de Clairvaux, le fondateur de l’ordre cistercien, par exemple :

« Quand nous verrons Dieu face à face, nous le verrons tel qu’il est. Ce jour-là, nous pourrons appuyer aussi fort qu’il nous plaira sur la pointe fragile de notre intelligence. Nous ne la verrons ni déraper, ni se briser en morceaux. Elle n’en prendra que plus de dureté, de cohésion. Elle se façonnera à l’unité de Dieu, à l’unité par excellence. Ainsi, une image unique répondra à l’image de l’unité. [9]

Le monochrome est d’ailleurs plus près de l’art cistercien, qui refuse l’image, que de la tradition de l’image, celle de l’icône ou celle de l’art bénédictin. Pourtant, la peinture de Umberg se retrouve dans l’image, s’y reconnaît. C’est qu’elle en partage la situation existentielle. Sa perception relève de la même expérience que celle que faisait le visiteur d’une sainte image au moyen âge :

« Lorsque nous entrâmes au monastère, par chance, l’endroit retiré où l’on garde la vénérable image était ouvert. Arrivés devant elle, nous étions si à l’étroit, en raison de la multitude de fidèles prosternés, que nous ne pûmes nous incliner nous aussi. J’en fus fâché et restait debout à regarder l’image. [10] »

Si la peinture de Umberg, toute monochrome qu’elle soit, est cependant proche de l’icône ou de l’image moyenâgeuse, c’est en raison même du face à face qu’elle induit.

III

Umberg avec Merleau-Ponty

La fascination exercé par le monochrome a partie liée avec la clôture totalisante de l’image. Cependant, cette clôture s’établit au registre supérieur du rapport unifiant le regardeur et l’image regardée. Umberg décrit ainsi le lien entre lui-même et sa peinture :

« Je ne vois pas exclusivement une peinture dans son “objectité”, dit Umberg, mais toujours en relation très spécifique avec moi. Cette relation “avec moi” confère à la peinture une attache solide. Je ne peux plus rester en dehors du jeu des éléments et de leur rapport ; au lieu de cela, la perception et l’expérience m’introduisent dans la peinture. » (G.U. 83)

Il est difficile de ne pas évoquer ici l’Einfühlung qui, de Vischer à Worringer en passant par Volkelt a été un concept clé de l’esthétique allemande. Au début du siècle, Theodor Lipps, qui en a fait le centre de son système esthétique, écrivait par exemple ceci :

« Ce que j’expérimente dans ma conception et dans ma considération de l’objet, et dans ma projection, comme détermination de moi-même, je le sens ou je le vis comme uni à l’objet, comme lui correspondant, comme une détermination de lui-même ; en un mot, je me vis moi-même dans l’objet.
Cet acte de me vivre moi-même dans l’objet comme individu unifié, et de vivre par cela-même l’objet en moi, est, comme je l’ai dit, l’accomplissement de la projection sentimentale. C’est en même temps la condition finale de la beauté de l’objet. [11] »

On comparera avec Umberg. Celui-ci accorde moins de crédit qu’on pouvait en accorder au début du siècle, en des temps pré-freudiens, à la soi-disant unité du moi. La notion d’image ne vient sous la plume d’Umberg et de ses commentateurs que pour décrire une expérience somme toute phénoménologique, celle qui met aux prises le spectateur avec elle :

« Toutefois, l’image dans ma peinture m’importe dans la mesure où elle co-détermine comment remplir, comment combler ce qu’on appelle “l’espace” entre la peinture et l’observateur. Je ne considère pas cet espace par rapport à sa distance. La peinture est bien plus liée à notre présence corporelle et n’est pas simplement une chose en soi. Nous ne pouvons pas nous l’approprier. C’est beaucoup plus une ouverture de soi, une fuite, un afflux, une extension de soi, c’est le mouvement sans limite de l’approche. Les attitudes du comportement sont ici essentielles : attitudes de direction, de mouvement, d’approche, d’éloignement, de vis-à-vis. La peinture-image constitue la présence de sa propre image. » (G.U. 96)

Umberg remplace la projection, l’empathie, la symbiose toute spirituelle que suppose l’Einfühlung, par une description des rapports entre le regardeur et la peinture qui rappelle indubitablement la phénoménologie, celle de Merleau-Ponty précisément.

« Le sens de la peinture n’existe que dans le rapport entre le spectateur et la peinture. » (J.M./G.U. 86)

En critiquant la peinture comme chose en soi, et en substituant à cette pseudo-objectivité un lien avec la « présence corporelle » du spectateur, Umberg reprend mot à mot le passage de la Phénoménologie de la perception, où le philosophe affirme que c’est le corps propre qui « maintient en vie le spectacle visible » :

« il l‘anime et le nourrit intérieurement, il forme avec lui un système. [12] »

L’unité se fait dans l’acte de perception. C’est par cet acte que le spectateur est introduit dans ce qu’Umberg nomme un « jeu », et Merleau-Ponty un « système ». Il n’est pas indifférent que le passage de la Phénoménologie cité soit suivi par l’analyse de la perception d’un cube. Il faut rappeler que le discours sur « l’art du réel » (qu’épouse à bien des égards la peinture radicale avec ses déclarations sur la matérialité de la peinture) a trouvé dans un passage similaire de la Phénoménologie sa première formulation philosophique – cette « réalité » ayant d’abord été celle de la sculpture minimaliste, objet tangible occupant l’espace, dont le cube merleau-pontien est une sorte d’épitomé. Or, Umberg est bien trop fin pour accréditer un discours simplificateur et exclusif sur le corps et le réel. Come se la pittura rimani cosa mentale. L’œil avec l’esprit. C’est pourquoi, tout en insistant sur l’aspect matériel de la peinture, il peut simultanément écrire  :

« Elle est matérielle et immatérielle à la fois. Elle est localisable, et en même temps elle n’est pas localisée de manière précise. Elle est visible, tout en sortant du domaine du visible pour entrer dans celui de l’invisible. » (G.U. 96)

Maurice Merleau-Ponty, à la fin de sa vie, avait entrepris la rédaction d’un ouvrage sur une telle dialectique. Quoique inachevé, Le Visible et l’invisible témoigne à bien des égards d’une réflexion que les peintures de Umberg viennent corroborer. L’idée que le visible suppose une rétroversion prend chez le philosophe le nom de « chiasme ». On comprend en le lisant pourquoi tout contact avec la peinture est un face à face :

« Le chiasma n’est pas seulement échange moi autrui […] c’est aussi échange de moi et du monde, du corps phénoménal et du corps objectif, du corps percevant et du corps perçu : ce qui commence comme chose finit comme état de conscience, ce qui commence comme “état de conscience” finit comme chose. [13] »

L’« adhérence du voyant au visible » fait que quand nous regardons nous nous sentons « entouré ».

« De sorte que le voyant étant pris dans ce qu’il voit, c’est encore lui-même qu’il voit : il y a un narcissisme fondamental de toute vision ; et que pour la même raison, il la subit aussi de la part des choses, que, comme l’on dit beaucoup de peintres, je me sens regardé par les choses […] [14] »

Tout visible suppose donc un invisible qui est là, non pas objectivement mais comme sa profondeur inhérente sous sa surface tangible. « Le sens est invisible […] le visible a lui-même une membrure d’invisible ». Merleau-Ponty avait également achevé, peu avant sa mort, le manuscrit de L’Œil et l’Esprit, un petit opuscule plus accessible que Le Visible et l’invisible, qui s’appuie directement sur des déclarations de peintres, et développe le même thème de la rétroversion du voyant et du visible.

« Je décris, dit Merleau-Ponty la perception comme système diacritique, relatif, oppositif, – l’espace primordial comme topologique.[15] »

Or, une telle topologie, dont Merleau-Ponty a eu l’intuition sur sa fin, me semble justement être manifestée par la peinture de Umberg qui la réfléchit, et même fournit la matière nécessaire à la construction d’un modèle descriptif.

Pour une topologie du spectateur

Depuis Diderot, selon Michael Fried, le problème de « la place du spectateur [16] » hante l’histoire de la peinture. Le monochrome, aussi étrange qu’il y paraisse, loin de mettre fin à l’histoire de la peinture, continue de tourner et de retourner ce même problème qui travaillait Diderot. Une telle prise en compte de la place du spectateur dans l’histoire de la peinture suppose que cette dernière soit toujours en quelque sorte comprise dans l’œuvre, programmée par elle. Toute peinture, du moins dans la modernité, véhicule sa propre conception du spectateur, assigne à celui-ci une place déterminée, le rend actif ou inactif, fixe ou mobile, le subjugue ou le distrait, etc. En ce qui concerne la peinture de Günter Umberg, l’intertexte polymorphe que nous avons parcouru rapidement est sous-tendu par une même isotopie : une relation spectaculaire, décrite en termes divers (le miroir, le mythe de Narcisse, l’autoportrait), mais toujours traversée par une sorte d’échange des places. Il faut cependant reprendre une par une les caractéristiques de cette peinture pour saisir combien elle dépasse le seul face à face et met en jeu dans toute sa complexité la topologie dont parlait Merleau-Ponty.

Le monochrome, en faisant tâche au mur, le marque. Il attire et fixe le regard ; il forme un point focal. Les surfaces noires sont à cet égard des marqueurs parfaitement prégnants. Cependant les peintures d’Umberg, qui se donnent comme des tableaux, des objets tangibles, matériels, déclinent aussi leur qualité d’objet par la forme de leur support – son adhésion au mur ou son avancée, son épaisseur ou sa platitude, son éventuel biseau – que seul un regard latéral peut saisir. La préoccupation même de l’espace d’exposition pousse le spectateur à rapporter la peinture au mur et à l’espace de la pièce. Mobilité de l’œil et déplacement physique sont alors de mise. Si l’on s’en tient au plan du tableau, le vecteur centripète qui ramène le regard sur la peinture se double donc d’un autre vecteur, centrifuge. Un personnage au corps plus agité se substitue alors à l’immobile Narcisse penché sur sa mare. Car la vérification de la nature du phénomène optique, la distraction par la situation dans l’espace d’exposition, menacent toujours de miner le face à face avec l’icône.

Il est un autre plan topologique, celui perpendiculaire au tableau. Le mouvement concret, bien connu, d’approche et de recul du spectateur, qui rappelle celui du peintre devant sa toile, se retrouve évidemment en l’occasion. Un autre mouvement, plus idéal qu’effectif, qui concerne le fait de « rentrer » dans le tableau ou de le saisir « avec distance » est également en jeu. L’œil, et c’est peu dire, se perd dans le noir ; il le traverse. Le noir absorbe le regard comme il absorbe la lumière. Il abolit la distance, la rend insaisissable. Le monochrome flotte on ne sait où dans l’espace. Dans le noir je me perds. À l’opposé, le discours sur l’art du réel argue de la qualité d’objet de la peinture, de sa matérialité. Il oppose l’objet au sujet, sûr de la distance qui les sépare.

Une telle description des rapports de la peinture de Günter Umberg avec la spectateur permet de conjoindre quatre type de discours, le plus souvent disjoints ailleurs. Donnons juste quelques références ; pour le discours sur l’absorption, on lira Diderot, l’ouvrage de Michael Fried en main ; pour celui sur la distance on a le choix entre Brecht et tout ce qui traîne de propos sur l’art comme réel ; pour la fascination on partira de Roger Caillois [17], et de ce qu’il dit du mimétisme ; pour la distraction, enfin, je renvois à une étude d’Yve-Alain Bois sur Courbet [18]. C’est l’expérience même de la peinture de Günter Umberg, et ce qu’on peut corrélativement en dire, qui permet cette conjonction paradoxale. De façon assez rare, cette peinture scintille comme un modèle. Elle emporte avec elle, aussi sûrement collée à sa surface que le pigment qui y est étendu, une sorte de synthèse des rapports possibles entre peinture et spectateur.

« Qu’est-ce que Dieu ? [demandait saint Bernard]. Il est longueur, largeur, hauteur, profondeur. [19] »

Le modèle topologique qui rend compte des deux directions à quoi peuvent se ramener les rapports du spectateur et de la peinture, ce modèle dont la peinture d’Umberg dessine le linéament se laisse schématiser ainsi :

Il suppose quatre type de relations du spectateur à la peinture qui s’opposent deux à deux. À la catégorie /fixité/ vs /mouvement/, qui se joue parallèlement au plan du tableau, correspond au registre du regard le couple concentration/balayage qu’on peut traduire psychologiquement en fascination/distraction. À la catégorie /unité/ vs /dualité/, qui se joue, elle perpendiculairement au plan du tableau, correspond le couple absorption/distance qui a son pendant psychologique dans l’opposition projection/rejection (ou encore narcissisme/relation d’objet).

Je dois à Günter Umberg, ou plutôt à son œuvre, de m’avoir mis sur la piste de ce modèle topologique. Je n’ai pas la place ici d’en rapporter chaque aspect à l’histoire de la peinture, ni d’en discuter les implications ; je ne l’indique donc que pour mémoire. On en trouvera le développement ailleurs [20]. Telle quelle, avec sa modélisation, cette topologie du spectateur contribue peut-être modestement à la « topologie primordiale » qu’évoquait Merleau-Ponty. Il faut ici, encore une fois, s’incliner devant la précellence du peintre.

Notes

[1]. Abréviations utilisée pour les références aux textes et déclarations de Günter Umberg :

G.U. 83 : Günter Umberg, « When I speak of painting […] » [décembre 1983] , in catalogue Radical Painting, Williamstown, Williams College Museum of Art, 1984.

J.M./G.U. 86 : Joseph Marioni, Günter Umberg, Outside the cartouche – Zur Frage des Betrachters in der radicalen Malerei, Munich, Neue Kunst Verlag, 1986.

G.U. 90 : « Günter Umberg/Walter Vitt : Raum für Malerei », entretien avec Walter Vitt, in Nike – Neue Kunst in Europa, Munich, mars-avril 1990.

G.U./R.H. 93 : Günter Umberg, Rolf Hengesbach, « The exhibition presents […] », texte de présentation de l’exposition Supervision, Wuppertal, Raüme für neue Kunst – Rolf Hengesbach, 1993.

G.U. 96 : « À mon avis […] », in dossier de presse de l’exposition Devant et derrière la lumière, Mouans-Sartoux, Espace de l’art concret, 1996.

[2]. Abrégé dans la suite du texte en « collection S. A.-B. »

[3]. Cf. Nicola von Velsen « Der Raum für Malerei als ein Modell der Arbeit am Bild », in Günter Umberg, Raum für Malerei, Ostfildern, Cantz Verlag, 1994.

[4]. Nicolas Poussin, lettre à Chantelou du 29 mai 1650.

[5]. Pascal Bonafoux, Les peintres et l’autoportrait, Genève, Skira, 1984.

[6]. Léonard, manuscrit, Paris, Institut de France, BN 2038 27 r.

[7]. Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme » [1914], G. W., X, trad. franç. par Jean Laplanche, in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 94-95.

[8]. Otto Rank, Le Double [1914], trad. franç. par S. Lautman, in Don Juan – Une étude sur le Double, Paris, Denoël et Steele, 1932, p. 115-118.

[9]. Saint Bernard, De consideratione, 105. Cité par Georges Duby (L’art cistercien, Paris, A.M.G., 1976).

[10]. Bernard d’Angers, Miracles de sainte Foy, I, 13. Cité par Georges Duby (ibidem.).

[11]. Theodor Lipps, Aesthetik. Psychologie des Schönen und der Kunst, t. I : Grundlegung der Aesthetik, Hambourg, L. Voss, 1903. Cité d’après la traduction espagnole, Los Fundamentos de la Estética, Madrid, Daniel Jorro, 1923, p. 198.

[12]. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 235.

[13]. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964 : Notes de travail, p. 268.

[14]. Idem, ibidem, p. 183.

[15]. Idem, ibidem, p. 267.

[16]. Michael Fried, Absorption and Theatricality. Painting and Beholder in the Age of Diderot, University of California Press, 1980.

[17]. Roger Caillois, « Les trois fonctions du mimétisme », Méduse et Cie, Paris, Gallimard, 1960.

[18]. Yve-Alain Bois, « Exposition : esthétique de la distraction, espace de la démonstration », in Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 29, Paris, Centre Georges Pompidou, automne 1989.

[19]. Saint Bernard, op. cit.

[20]. « Pour une topologie du spectateur », texte à paraître.