Madame Robert Delaunay

Cadette d’une famille juive de trois enfants, Sara Elevnia Stern voit le jour à Odessa en Ukraine, en 1885. Vers l’âge de 7 ans (la date demeure incertaine) elle est recueillie à Saint-Pétersbourg par son oncle maternel, Guenrikh Terck, et prend le nom de Sofia Ilinitchna Terck. En 1904, elle part étudier deux ans en Allemagne tout en écrivant dans son journal que c’est à Paris qu’à terme elle veut être : elle s’y installera en 1906. Elle est alors Sonia Terck. En 1908, elle contracte un mariage blanc avec Wilhelm Uhde, marchand qui l’a exposée l’année précédente à la galerie Notre-Dame-des-Champs, aux côtés de Braque Picasso, Derain ou Dufy.

« Au tournant du siècle, l’intelligentsia russe se rebelle contre les institutions bourgeoises. Il n’est pas rare que de jeunes couples résistent à la pression sociale et refusent le mariage traditionnel, lui préférant le mariage blanc, union non consommée, fondée sur des intérêts sociaux ou intellectuels partagés. Le mariage de Sonia [Terck] avec le galeriste homosexuel Wilhelm Uhde offre ainsi aux deux conjoints la possibilité de disposer des moyens financiers nécessaires à leur défense mutuelle de l’avant-garde. Mais l’idylle inattendue qu’elle vit avec Robert Delaunay est la consécration d’un autre idéal russe, celui de l’union créative d’un homme et d’une femme. Dans la filiation du mouvement esthétique Arts and Crafts, la philosophie avant-gardiste russe gravite autour de la notion de vie vouée à l’art, enjoignant les couples créateurs à consacrer leur existence à un objectif commun. » (Sherry Buckberrough, « Être russe à Paris », in catalogue Sonia Delaunay, Paris, Paris-musées, 2014.)

Sonia Terck se remarie en 1910, avec Robert Delaunay. Elle devient « Sonia Delaunay », non sans apparaître souvent sous le nom de « Sonia Terck-Delaunay ».

Brancusi

La carte de visite provient du fonds légué par Brancusi au Musée national d’art moderne. Le mot écrit sur la carte était donc adressé au sculpteur. (Sonia Delaunay est l’une des neufs personnes citées par Carola Giedion-Welker comme sources utilisées dans l’élaboration de son livre sur Brancusi (Neuchâtel, 1958).) Elle devait lui rendre visite plus ou moins fréquemment. En l’occurrence, elle est passée à l’atelier, impasse Ronsin, elle a laissé sa carte et un mot. Le même fonds Brancusi possède une lettre de Sonia adressée au sculpteur, en date du 1929, mais aussi trois cartes postales de 1955 et 1956, dont l’une cosignée par Nelly van Doesburg. La scène date peut-être de ces dernières années, période où Sonia Delaunay œuvre aux côtés de Jean Cassou et Georges Salle pour la donation Brancusi au Musée national d’art moderne. (Brancusi mourra en 1958. En 2005, l’exposition de la donation Sonia et Robert Delaunay au centre Georges Pompidou aura lieu dans la Galerie de l’Atelier Brancusi.)

Le nom du mari

Sur la carte de visite, le titre « Madame » précède le nom du mari. On peut s’étonner aujourd’hui qu’une artiste qui s’est fait un nom efface ainsi celui-ci pour n’être que « femme de ». Il n’en n’a pas été toujours ainsi. Dans ses cartes professionnelles imprimées à l’époque de ses entreprises commerciales entre 1924 et 1930 (l’Atelier simultané, puis la Maison Sonia Delaunay, puis les Tissus Delaunay), le prénom Sonia précède le patronyme. Il est même arrivé que Robert Delaunay empruntât pour sa propre correspondance le papier à en-tête « Sonia Delaunay », avec le numéro d’inscription au registre du commerce, (cf. une lettre en date du 4 lai 1929 adressée à la Revue mondiale, en vente récemment sur eBay). Sonia Delaunay, créatrice de tissus, était bien mise en avant. Le « Madame Robert Delaunay » est-il un souvenir du mari défunt ? Il est vrai que Robert Delaunay décédé en 1941, sa veuve s’est chargée après guerre de faire la promotion de son œuvre : elle a organisé ainsi une première rétrospective à la galerie Louis Carré, fin 1946. Mais ce n’est pas en hommage à Robert Delaunay qu’elle adopte le nom de ce dernier sur sa propre carte. On est juste sur le registre mondain et traditionnel où l’identité de la femme s’efface derrière celle de son mari. Il s’agit d’une carte de visite, conforme à une étiquette, ancienne, ne comportant de la sorte aucune autre indication que le nom de la personne, et, pour une dame, ce nom est celui de son mari.

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