Ming

Une question d’identité

[Publié in cat. Yan Pei-Ming: La Prisonnière  (7 mars-5 mai), Rennes, Musée des Beaux-arts, 1997, p. 39-57. Ce texte remanié, a ensuite été intégré dans le livre Yan Pei-Ming, Hazan, 1999]

Voici une œuvre qui s’est constituée dans le passage, dans la traduction, l’échange et le quiproquo : passages de la culture et de l’art chinois à la culture et l’art occidental, transpositions et métamorphoses de thèmes, changement de système anthroponymique… Ming lui-même en énonce, pour qui veut l’entendre, l’ambivalence profonde, et semble observer d’un air amusé les lectures partielles qui en sont faites. La question de l’identité, du proche et du semblable la préoccupe. L’art du portrait est le lieu par excellence où ces traductions, ces transferts, se sont opérés, et où se maintient un double registre de significations.

Biographie`

Il faut dire deux mots pour commencer de l’histoire de Ming, non seulement de son histoire personnelle, mais du cadre familial, culturel et historique de celle-ci. Ming est arrivé en France en août 1980 – officiellement pour poursuivre des études de langues (il s’inscrit pour ce à Paris vii).

« Je suis arrivé en France tout de suite après mes études au lycée de Shanghai. Ma première visite a été le Centre Pompidou. Ce fut un choc : j’ai arrêté de peindre pendant un an et demi. J’ai appris le français, visité les musées et les galeries. » (M. 87) [1].

Le choc ressenti en arrivant est à la mesure du décalage entre la culture dans laquelle il a jusqu’alors vécu et celle où il se trouve immergé du jour au lendemain. Certes ce n’est pas sans un désir à l’égard de l’autre, de l’art occidental, qu’il a quitté Shanghai, mais son objet était pour ainsi dire à mille lieues de la réalité qu’il doit affronter.

« Il y a, en Chine, trois sortes de peintres : traditionnels, avec qui les sujets n’ont pas changé depuis trois siècles, officiels, avec une peinture réaliste, et ceux qui subissent l’influence de l’occident. Je me situais dans cette troisième catégorie, mais tu sais, la référence, à la fin des années 1970, c’était l’impressionnisme ! » (M. 87)

Refusé à celle de Paris, il est admis l’automne 1981, à l’École nationale des beaux-arts de Dijon, ville où il savait pouvoir travailler dans un restaurant chinois – ce qu’il fera pour subsister durant toutes ses études et même après.

Le hasard est curieux, qui le propulse dans cette école dirigée alors par Pierre-Noël Drain. Des artistes comme Jacques Vieille et Michel Verjux l’on précédé. Des peintres, Jacques Busse, Romain Souverbie, y enseignent ; mais, comme Verjux précédemment, c’est dans l’atelier de Jaume Xifra [2] que Ming s’inscrit à compter de la troisième année. Une petite communauté d’étudiants asiatiques se maintient dans l’école (plutôt dominée par des Japonais, les années soixante-dix, et des Coréens, les années quatre-vingt ; Ming est alors le seul Chinois avec trois Japonais). Il se trouve que c’est dans celle-ci qu’a étudié dans les années vingts Lin Feng-Mian [3], artiste chinois qui deviendra le premier président de l’académie des beaux-arts de la province du Zhejiang (Tché-Kiang), à Hangzhou (Hang Tchéou). Fondée en 1928, sur le modèle de celle de Paris, l’école du Zhejiang fut une des premières académies modernistes de Chine ; elle avait des professeurs jeunes, frais émoulus de l’étranger, qui exprimèrent leur credo dans le Manifeste pour le développement des arts. Lin Feng-Mian y introduisit un enseignement influencé par l’impressionnisme, alors qu’à l’Institut d’art de Pékin dominait le réalisme ; beaucoup d’artistes chinois connus aujourd’hui ont enseigné ou étudié dans cette école de l’ancienne capitale de la Chine du sud. Lin Feng-Mian aura notamment pour élève Zao Wou-Ki. Interdit d’enseignement en 1949, il émigrera à Hong Kong, où il est mort en 1991. (Des œuvres de jeunesse de Lin Feng-Mian se trouvent encore à Dijon chez les héritiers d’un ancien professeur.) Hasard curieux en effet, puisqu’en définitive Ming refait le même chemin que fit celui parcouru par un des pères fondateurs de l’art moderne chinois, poursuit le même mirage de l’art moderne occidental (version impressionnisme), comme si l’histoire reprenait après une longue parenthèse, là où elle s’était arrêtée. Il sortira de l’école dijonnaise en juin 1986, son diplôme en poche, pour commencer une carrière de peintre avec le succès que l’on sait. Entre temps il lui aura fallu franchir la distance qui séparait sa vision préformée de l’art moderne d’une réalité qu’il aura dû encaisser de plein fouet. Pour occuper en définitive une position qui doit tout à cet écart. Contrairement à Lin Feng-Mian, il n’ira pas terminer ses études à Paris ; il ne rentrera pas ; il restera à Dijon, y occupant successivement différents ateliers. C’est à l’École des beaux-arts qu’il a rencontré sa femme, Béatrice Coudert. Il y a été nommé professeur en 1995. Interrogé sur la Chine de ses rêves en 1990, il déclarera :

« Je ne peux pas rêver la Chine, parce que la Chine n’est ni un rêve ni un objet (ou un sujet) de rêve possible. » (M. 90)

Je ne crois pas qu’il ait jamais totalement quitté la Chine.

Ming est un Han, il parle le mandarin. La grand-mère maternelle était épicière dans un village de la région côtière de Ningbo ((Ning-Po), à l’est de Hangzhou) ; elle était la deuxième femme d’un grand-père toujours en vadrouille qui travaillait sur les bateaux ; la grand-mère décédée, celui-ci finit par se fixer à Shanghai, en 1949 avec sa troisième épouse. Le père de Ming, d’origine paysanne, vient de la région de Wo-Xi ((Wou-Si), à l’intérieur, à l’ouest de Shanghai). Le mariage a été arrangé, comme cela ce faisait traditionnellement. L’histoire familiale de Ming est donc marquée par une première émigration intérieure, du pays profond vers Shanghai, ce grand port cosmopolite de la Chine du sud, ouvert sur les influences extérieures. (Foyer culturel, la ville a vu naître à la fin du siècle dernier, l’association Dongwen xueshe, pour l’étude des civilisations orientales, et en 1915, Xinqingnian [La Nouvelle Jeunesse], la plus ancienne revue littéraire…)

Ming naît et vit jusqu’à huit ans dans un monastère bouddhiste, ou plus exactement dans ce qu’il en reste.

« Je suis né dans un temple bouddhiste où j’ai vécu jusqu’à l’âge de huit ans. A cette époque, je rêvais d’être moine, d’ailleurs, ce sont les moines qui m’ont en partie élevé. » (M. 90)

C’est à sa mère, éprise de bouddhisme, liée d’amitié avec le dernier moine qui y demeure, que Ming et les siens doivent d’être là. Avec une vielle dame, le moine et sa famille (on l’a obligé de se marier), ils forment une petite communauté qui occupe la partie des bâtiments qui n’a pas été reconvertie en école maternelle ou en entrepôt d’alimentation. Le père travaille dans des abattoirs en banlieue et ne rentre qu’en fin de semaine.

Ming avait six ans passés en 1966, au début de la révolution culturelle. Mao Zedong avait appelé lycéens et étudiants à se constituer en Gardes rouges. « La révolution culturelle, écrit Jacques Gernet, tire toute sa force et sa violence des aspirations de la jeunesse chinoise : de ses désirs de pureté et d’émancipation, de son besoin de dévouement et de dévotion à un personnage prestigieux. Elle est au cours de l’été et de l’automne 1966, sa grande fête, sa grande occasion de défoulement. [4] » Fin 1966, l’anarchie gagne le pays. Des groupes opposés se forment ; des batailles de rue ont lieu à Shanghai, immobilisée par les grèves en décembre 1966 et janvier 1967. C’est dans ce climat qu’a lieu l’épisode rapporté par Ming :

Au début de l’année 1967, les moines ont été chassés du temple, avec nous, par les Gardes rouges. C’était le commencement de la révolution culturelle. En rentrant de l’école, vers midi, j’ai découvert un grand feu dans la cour d’honneur du temple ou les gardes brûlaient tout ce que les moines possédaient, c’est-à-dire des livres. Mon rêve partait en fumée. Le temple a été transformé en commissariat de police et la pièce où je vivais a servi pour enregistrer la population du quartier. A partir de ce moment, je décidai de ne plus être moine, car par tradition, les moines sont pacifiques, et ne résistent pas. » (M. 90)

Dès le printemps 1969, le pays est repris en main, mais les mots d’ordre et les idéaux de la révolution culturelle se feront entendre durant tout le règne de Lin Biao, jusqu’en 1979. De fait toute la scolarité de Ming va se dérouler sous l’égide de la pensée Mao Zedong, dans un pays qui a rompu avec la vulgate communiste, qui a relégué l’économique et mis le politique au premier plan. Souvenez-vous. C’était en 1975. Le maoïsme et la révolution culturelle se portaient à la boutonnière d’une bonne part de l’intelligentsia française. On exposait au Musée d’art moderne de la ville de Paris les Images du peuple chinois. Là-bas, on envoyait écoliers et professeurs « en stage » à l’usine ou à la campagne. C’est ce que fit Ming, parti six mois dans une île avec ses camarades de classe et ses professeurs, hébergé dans un village par des paysans et participant aux travaux collectifs.

Ses dons d’artistes très tôt détectés, il est poussé dès la petite école par un professeur de beaux-arts qui avait déjà eu sa sœur en cours. Il a pour voisin un docker, peintre-ouvrier qui toute sa vie a regretté de ne pas être allé à l’Académie, et qui lui servira de contre-exemple. Élève zélé, il participe à un atelier libre qui se déroule l’après midi dans le bureau du professeur. Il se trouve rapidement promu délégué de la classe de beaux-arts, obtient une salle ad hoc, fait acheter des modèles de plâtre… À partir de 1974, à l’École moyenne (l’équivalent de notre lycée), le même schéma se reproduit. Il est connu dans son quartier ; on le demande pour réaliser de grandes peintures (sur panneaux métalliques, sur papier marouflé ou directement sur le mur) à partir d’affiches de propagande agrandies au carreau, tel le portrait du président Mao reproduit à des milliers d’exemplaires :

« […] à l’âge de 15-16 ans. On me demandait une peinture murale pour une école, une usine… je proposais un portrait de Mao en rouge et personne ne pouvait refuser. J’écrivais aussi des slogans, des nouvelles politiques. En rouge, bonne nouvelle, en noir, mauvaise nouvelle. Par exemple, j’ai écrit Deng Xiao-Ping en noir, maintenant je l’écrirais en rouge. » (M. 87)

Il peint aussi les héros populaires du moment, Tong Tsung-Jui ou Lei Feng [5], des ouvriers, des soldats. Il réalise aussi le même genre de compositions à la craie, sur le tableau noir réservé à cet effet au fond de la classe. Toutes ces peintures de propagande sont en couleur, le noir et blanc étant réservé aux caricatures recopiées sur d’autres da zi bao, celles des personnages critiqués : Confucius, Lin Biao (campagne de 1973-74), Deng Xiaoping.

1978 est le début de la démaoïsation qui voit le retour de Deng Xiaoping, les rénovateurs prendre le pouvoir contre la bande des quatre (dont le fief était Shanghai). La Chine du sud se réveille la première. L’académie du Zhejiang dont il a été question précédemment fonde la revue Guowai Meishu Ziliao [Documents artistiques étrangers], qui sera un important canal d’information sur l’art occidental. À Shanghai a lieu, toujours la même année, l’Exposition des 12, exposition qui, la première depuis 1949, tranchant avec la peinture officielle à grands thèmes politiques prônée sous la révolution culturelle, manifeste une volonté moderniste : les œuvres empruntent aux styles impressionniste, néo-impressionniste et expressionniste [6]. C’est au cours du « printemps de Pékin » – initié par une manifestation le 29 novembre 1978 marquée par le slogan « liberté et démocratie », et au cours duquel fleurissent les affiches libres sur le Mur de la Démocratie, etc. – qu’ont lieu la première exposition non officielle à Pékin (peintures de paysages et natures mortes – févr. 1979), et les expositions du groupe Xing Xing [les Étoiles] (Pékin, parc Beihai, sept. 1979), avec pour mot d’ordre « Picasso est notre bannière, Kollwitz [7] notre modèle ». Les préoccupations formelles sont l’objet de débats, le problème du nu également ; le cubisme, l’art abstrait font figure de nouveautés. Émerge alors ce que l’on appellera l’« art de la cicatrice » – certaines traductions disant « art écorché » – qui dominera les années soixante-dix-neuf/quatre-vingt. Ming se souvient avoir vu à Shanghai quelques unes des premières expositions d’art étranger non politique, dont la plus marquante fut La peinture française de paysage au xixe siècle, où le public se pressa, contraint à plusieurs heures de queue. C’est dans ce climat auquel il aura cependant peu participé, à la fin du printemps de Pékin, que Ming, qui a en juin raté le concours d’entrée à l’École des arts appliqués, s’exile. Il bénéficie d’une tête de pont à Paris en la personne d’un oncle maternel maroquinier qui lui avance le prix du voyage. Il quitte Shanghai, le fait est intéressant à noter, au même moment que les membres du groupe des Étoiles chassés par la répression qui s’abat.

Premier écart

On se bornera pour commencer à dresser la liste des écarts culturels que Ming a parcourus. Tout d’abord on notera que, si la grande majorité de son œuvre consiste en des portraits, celui-ci revêt par là même un caractère paradoxal. Dans l’art chinois, en effet, ce genre est très marginal en même temps qu’est inexistante la tradition du nu : le sujet d’observation par excellence n’est pas le corps humain, mais le paysage. Ce n’est pourtant pas le nu (en discussion par exemple dans la livraison d’avril 1980 de la revue pékinoise Meishu), mais le portrait qui va retenir Ming, après il est vrai un temps d’hésitation. Ainsi, dans sa première exposition en janvier 1986 [8], alors qu’il est encore étudiant, des corps contorsionnés, juxtaposés, peints à l’acrylique, saturent l’espace de toiles panoramiques ; des personnages isolés, non moins nus et contorsionnés, croqués au fusain, occupent tout l’espace de grands dessins.

Les œuvres présentées en 1987 [9] délaissent ce registre hérité de l’art de la cicatrice, cette veine assez proche somme toute de l’expressionnisme figuratif, pour réintroduire des signes plus manifestes d’une appartenance chinoise. Je me souviens à cet égard de discussions au sein de l’École des beaux-arts de Dijon qui cristallisaient l’échange de sourds entre deux cultures en mal de l’autre, et où se jouaient la rencontre de deux attentes déçues. Face à un étudiant chinois qui semblait mimer un art d’avant-garde pour nous déjà passé, une partie du corps professoral exprimait un désir d’exotisme tout autre : Ming avait à encaisser cette sorte de remarque perverse qui consistait à dire que ses personnages contorsionnés étaient moins intéressants que les portraits officiels de Mao réalisés par lui auparavant en Chine. C’était perturber son système d’identification à ce qu’il avait perçu comme étant l’art moderne, aux valeurs d’opposition à l’académisme qu’il venait de fuir, et l’introduire dans la perversité du second degré, dans le regard postmoderne que le début des années quatre-vingt portait sur les pires académismes en les vidant de tout enjeu, en les transfigurant en kitsch. L’intelligence aux aguets de Ming devait lui faire saisir le quiproquo. De là devait naître le renversement de perspective que concrétisent les œuvres montrées en 1987 : premières têtes, figures en noir et blanc de Chinois fortement typés, marginés d’inscriptions en Chinois, éventuellement sur fond de journaux chinois, surcodées par des marques rouges idéogrammatiques. Tout se passe comme si Ming, face à une demande d’exotisme, y répondait par la production de chinoiseries de circonstance ; comme s’il renvoyait à son nouvel environnement sa demande imbécile des signes caricaturaux de la Chine, comme s’il renchérissait sur la méconnaissance occidentale à l’égard d’une civilisation qui lui est parfaitement étrangère, et qu’il reprenait les clichés de cette méconnaissance. En la matière, le franc cynisme l’a préservé de l’idiotie : en instituant sa propre place en marge du dialogue de dupe, dans la réserve d’un observateur ironique, amusé de la méprise. Comme pour bien montrer qu’il maîtrisait parfaitement les phénomènes de traduction d’un code culturel à l’autre, Ming réalisait la même année trois diptyques Duel des hommes de vertu (combattre, décision) en juxtaposant des inscriptions chinoises rouges sur fond de journaux aux portraits en pied de deux ministres français de la culture et du directeur du lieu d’exposition, tous trois habillés en cow-boys [10].

Acte

Cependant, des corps déformés exposés en 1986 aux portraits qui ont suivi, le traitement n’a pas changé : même noir et blanc, même force expressive.

« L’exposition De Kooning m’a profondément marqué, surtout la série de Women. Le traitement de la déformation, de la violence par la peinture m’intéresse énormément. » (M. 87)

Il faut voir Ming peindre pour comprendre combien tout se joue dans l’acte, dans la rapidité de l’exécution, dans l’attaque de la toile.

« Quand on me demande comment je peins, je réponds “comme si je faisais la guerre”. En fait je peins de manière violente ou énergique pour terminer plus rapidement. J’ai commencé à peindre de cette façon à mon arrivée en France, je travaillais alors comme serveur dans des restaurants où il fallait être rapide et mobile. Cela nécessite un entraînement au même titre que la peinture ! » (M. 96)

Le fait que Ming s’adonne volontiers à l’exercice en public, transformant en spectacle l’exécution de la peinture, là aussi brouille quelque peu les pistes, tant il entretient par malice la méprise qui le ferait prendre pour un Georges Mathieu figuratif. Celui qui possède l’art de la guerre « règle son attaque avec précision [11]  » dit Sun Zi (Sun Tzé) dans l’Art de la Guerre. La référence à un tel savoir-faire chinois n’est pas sans pertinence, puisqu’aussi bien l’artiste y fait allusion, mais elle n’est pas la seule qui importe sur ce point. La prédilection de Ming pour le noir et blanc devrait nous mettre la puce à l’oreille. « Les plus grandes réussites de la peinture chinoise, remarque P. C. Swann, se rencontrent dans la grisaille. La plus belle découverte des Chinois a été celle des possibilités de l’encre dans toutes ses nuances, sur papier ou sur soie […] Au cours des siècles, les Chinois ont perfectionné ce qui ne fut tout d’abord qu’un instrument à écrire primitif. Ils en ont fait l’outil le plus sensible dont puisse disposer un peintre. Cet outil enregistre immédiatement tout mouvement du corps. On doit le manœuvrer de l’épaule et du coude, non pas du poignet. Il peut donner un trait d’une épaisseur quelconque et il révèle intégralement la personnalité de l’artiste […] Des années de pratique sont nécessaires pour obtenir cette maîtrise du corps et cette discipline de l’esprit requises pour le maniement parfait du pinceau. [12] » L’acte en question est donc avant tout un savoir-faire, lié au maniement du pinceau, que partagent peinture et calligraphie : « En Chine la tradition picturale a toujours étroitement lié la technique à l’exécution, à l’instantané du geste, à sa rythmique. Comme la calligraphie, la peinture est le résultat d’un acte [13] ». Le sentiment esthétique lui-même ne se comprend que dans ce rapport : « l’appréciation d’une peinture découle tout d’abord de ses rapports et de sa filiation avec la calligraphie [14] ». C’est bien ce rapport qui est totalement gommé dans notre perception occidentale de l’artiste s’adonnant à une performance picturale en public ; tant pour nous cette image est synonyme d’improvisation et convoque tout un discours sur le corps et l’énergie libre. Ce qui s’efface ainsi est tout le contrôle que suppose un tel acte, toute sa dimension disciplinaire, sa longue acquisition scolaire, son caractère de savoir-faire normé, son rapport à la tradition […]

Notes

[1]. Références des entretiens cités :
M.87 : Éric Colliard, « Conversation avec Yan Pei-Ming », in catalogue Yan Pei-Ming, Dijon, Mecen’art, s.d. [1987].
M.90 : « Entretien de Bernard Marcadé avec Yan Pei-Ming », in catalogue Art chinois 1990 – Chine demain pour hier, Paris, Carte Segrete, 1990.
M.94 : « Peindre – propos recueillis par Pascal Pique », in catalogue Yan Pei-Ming – visages – portraits, Villeurbanne, Le Nouveau Musée, 1994.
M.96 : Pascal Pique, « Entretien avec Yan Pei-Ming », in catalogue Yan Pei-Ming, Issoire, Centre culturel, 1996.

[2]. D’origine catalane, épris de performances et de nouveaux médias, il a cotoyé à ses débuts, au sein du Grup de Treball, des artistes comme Garcia-Sevilla, Miralda, Muntadas, Rabascall, Torres, etc.

[3]. Cf. Yan Pei-Ming, communication orale, févr. 1997. Sur Lin Feng-Mian, cf. Zheng Shengtian, « Modern Chinese art and the Zhejiang Academy in Hangzhou » in catalogue China Avant-garde, Berlin, Edition Braus, 1993.

[4]. Jacques Gernet, Le monde chinois, Paris, Armand Colin, nouv. édit. 1990, p. 578.

[5]. Cf. Stewart E. Fraser, Les grandes affiches chinoises, Paris, Albin Michel, 1978.

[6]. Cf. Gao Minglu, « Chronologie d’art chinois contemporain (1978-1989) », in catalogue, Art chinois 1990 – Chine demain pour hier, Paris, Carte Segrete, 1990. Ainsi que Yu Hsiao-Hwei, paragraphe concernant la Chine, in « chronologie », in Face à l’histoire, Paris, Flammarion/Centre Georges Pompidou, 1996, p.466-495 et p. 586 sq. Dans le catalogue China Avant-garde (op. cit.), la première exposition, à Shanghai, n’est mentionnée à sa date exacte ni dans la chronologie, ni dans l’article de Hans van Dijk « The Fine arts after the Cultural Revolution ».

[7]. La revue Meishu, [Beaux-Arts] avait publié en 1977 un article sur cette artiste allemande admirée par Lu Xun.

[8]. Yan Pei-Ming et Ru Xiao-Fan, Espace Vendôme, Paris, 21 janv.-7 févr. 1986 (catalogue).

[9]. Cf. le catalogue Yan Pei-Ming, Dijon, Mecen’art, s. d. [1987]. L’exposition collective correspondante : anciens bains-douches, 15 rue Charrue, Dijon, 10 juin-10 juillet 1987.

[10]. Cf. catalogue Atheneum 83-93 : 10 ans d’expositions, Paris, Les Presses du réel, 1993. L’œuvre en question a été présentée lors de l’exposition personnelle de Ming : Atheneum, Dijon, 7-16 avril 1987.

[11]. Cité par Bernard Marcadé, « Yan Pei-Ming : Le désordre n’est qu’une apparence », in catalogue Yan Pei-Ming, Sète, Villa Saint-Clair, 1988.

[12]. Peter C. Swann, La peinture chinoise, Paris, Tisné, 1958.

[13]. François Cheng, L’art pictural chonois, Paris, Le Seuil, 1979, p. 45.

[14]. Scherman Lee, Chinese Landscape Painting, Cleveland, 1954. Cité par Peter C. Swann, op. cit.